Retour sur la conférence Changer l’Europe avec Philippe Lamberts (2)

Le 31 mai dernier, le Collectif Roosevelt-Namur et POUR.press accueillaient Philippe Lamberts pour une conférence-débat sur le thème  «Changer l’Europe». Après avoir mis en ligne la synthèse de son exposé, voici présenté l’essentiel du débat qui a suivi.

Dans une Europe qui a délaissé son «projet» d’extension de la démocratie et des droits de l’homme conforté par un développement économique avec une prospérité partagée, comment s’organiser pour relancer un projet d’une Europe juste, durable (justice sociale transgénérationelle) et démocratique?

CHANGER L’EUROPE – 2. Le débat

Le moment charnière entre la période où on produisait de l’égalité et celle où l’on a commencé à produire de l’inégalité ne correspond-t-il pas avec celui où s’est développée la nouvelle «gestion des ressources humaines» entraînant la peur du chef, la peur d’être mal noté, la peur d’être licencié, bref la peur de tout. Cette peur alimentée par la droite et le patronat, mais aussi par les médias?

Philippe Lambert – Oui, et j’ai connu cette évolution au sein de la multinationale (IBM) où j’ai travaillé 22 ans: différentiation individualiste, survalorisation des «bons» comportements et des résultats (productivité), etc.

La peur est aussi utilisée par les politiques, et renforcée par les medias. Une grande manif se termine par du grabuge? On focalise tout sur la casse et on ne parle même plus des raisons de la manifestation. Les images du grabuge impressionnent et l’opinion vire aux côtés des gouvernements qui veulent la sécurité. Même la gauche utilise parfois cette peur: «Ils veulent défaire la Sécu ; nous serons votre bouclier», etc.

Mais la question importante ici est: «Comment s’opposer à la peur? Comment la vaincre?»

Pour cela, il faut inspirer confiance: l’action des uns entraîne l’engagement des autres. C’est un jeu d’équipe qu’il faut favoriser. La politique devrait être un sport d’équipe! D’une soirée comme celle-ci, je sors avec beaucoup d’énergie: je suis représentant du peuple et je vois des visages. 20% d’acteurs de changement, je peux y mettre des visages. L’interaction humaine apporte la confiance.

Quelle position face au terrorisme? Vous êtes opposé au PNR (Passenger Name Record, fichier des passagers aériens)?

P.L. – Le terrorisme est le résultat d’une certaine politique, de 30 ans de politique nationale et internationale. La surveillance généralisée n’est pas la solution (la Chine, championne de la surveillance connaît elle aussi des attentats terroristes).

Oui, j’ai voté contre l’accord sur le PNR. Avant d’investir ½ milliard d’euros dans un PNR, avec partage facultatif des données récoltées, il serait plus intelligent et efficace d’organiser le partage et l’exploitation de la masse de données récoltées par les nombreux services de police et de renseignements. On a pu vérifier que de nombreux actes terroristes auraient pu être empêchés avec un meilleur partage de données enregistrées et une meilleure exploitation de celles-ci.

Mais de nouveau, la formule de facilité est choisie par les gouvernements: «il faut quand même donner quelque chose à nos concitoyens» pour avoir l’air de faire quelque chose!

Deux conceptions s’opposent par rapport à l’UE: soit l’UE est la meilleure protection contre la brutalité néo-libérale; soit l’UE est la structure opérationnelle de la mondialisation néo-libérale (Grèce ; politique des transnationales; Euro et BCE, etc.). Quelle est votre position?

P.L. – L’UE est un rempart contre la mondialisation? Non, elle ne l’est pas, mais elle pourrait l’être. L’UE est un vecteur de la mondialisation? Oui elle l’est, mais cela pourrait changer.

Reconnaissons d’abord que les majorités politiques élues veulent la mondialisation néo-libérale, même si elles ne le disent pas aussi explicitement. Notons cependant que ces majorités se rétrécissent sous les coups de boutoir des populistes et extrémistes de droite.

Mais revenons à la question essentielle: comment construire des majorités alternatives?

Sur des projets cohérents avec nos valeurs. L’UE dispose d’une arme de dissuasion massive: l’accès à son marché de 500 millions de citoyens-consommateurs. Elle pourrait conditionner cet accès au respect des droits sociaux et environnementaux qui ont une existence juridique, qui sont légaux. (Droit international, conventions internationales, Organisation Internationale du Travail, etc.). Il faut avoir la volonté politique de les utiliser!

À propos du TTIP, le travail accompli par les mouvements citoyens, associations, syndicats et au sein des conseils communaux a produit un impact sur l’opinion. Où en est-on dans les groupes politiques au Parlement européen?

P.L. – Ce travail accompli et qui se poursuit est une source d’espoir. La conscience citoyenne se réveille et on ne gobe plus n’importe quoi.

A mon sens, le TTIP est perdu pour ses défenseurs, mais pour le CETA (Canada/UE) il n’y a pas de majorité pour s’y opposer au Parlement européen. Il appartient aux familles politiques des Sociaux-démocrates et des Verts de travailler avec leurs collègues pour faire basculer un maximum de leurs représentants vers la non-ratification du CETA. Le Parlement wallon a pris une position remarquable de pointe sur ce dossier. Il est souhaitable que ses leaders (parlement et gouvernement) s’engagent dans ce travail de conviction de leurs pairs au niveau européen.

Il faut aussi savoir qu’en cette affaire, le président de la Commission, Jean-Claude Juncker, sous ses habits chrétiens-démocrates, est un agent des 1%. On maintient la politique néo-libérale et on voit les partis d’extrême-droite monter partout en Europe de 10 à 40% de l’électorat…

La prospérité constitue malheureusement un facteur de repli: le Nord par rapport au Sud (parfois même au sein d’un même pays…); les riches ou puissants par rapport aux pauvres ou faibles. C’est la logique du chacun pour soi et, au bout, la négation de l’humain.

La voie opposée, c’est le binôme Solidarité et Responsabilité.

L’austérité s’est infiltrée via l’Europe (traité budgétaire et contrôle des budgets et politiques nationales par la Commission) dans les Etats membres. N’y a-t-il pas une prise de conscience progressive que l’on est allé trop loin? Le discours de Ken Loach au festival de Cannes affirmant que l’austérité TUE des gens dans nos pays; même le FMI pense qu’on est allé trop loin…

P.L. – Attention pour le FMI: c’est un membre du service d’études du FMI qui a émis ce point de vue; ce n’est pas celui de la direction qui impose toujours des conditions drastiques aux pays qui « bénéficient » de ses programmes d’assistance…

Mais le phénomène est important, parce que c’est un phénomène «religieux». C’est une religion fondée sur un dogme: Moins d’Etat et Plus de Marché = la meilleure économie dont la croissance et les profits s’écoulent de haut en bas au bénéfice de toute la population. Il y a une volonté de faire croire des choses qui ne s’observent pas dans le monde réel.

Et hors de mon Eglise, pas de salut. Et aucune hérésie ne peut être tolérée…

L’Europe est-elle cette Eglise? Non, si nous allons interroger nos ministères nationaux des Finances, nous rencontrons la même religion partagée par les 28 Etats membres de l’UE. Mais ces Etats font leur cinéma: leurs ministres des Finances participent à l’ECOFIN (Conseil des ministres des Finances de l’UE). A la sortie ils proclament: «L’Europe nous impose…», mais ils ne disent pas: «J’étais autour de la table ET J’ETAIS D’ACCORD!»

L’évolution très individualiste du monde avec des individus qui ne font plus société n’affaiblit-elle pas l’état de droit. Que pensez-vous de la thèse de R-M. Jennar sur «la trahison des élites»: «Aujourd’hui, l’Europe n’est pas une communauté de valeurs, mais une communauté d’intérêts où l’individualisme l’emporte chaque jour davantage sur le bien commun, à l’image d’une société américaine souvent décriée, mais de plus en plus imitée.»?

P.L. – Cette thèse décrit en effet la réalité. Comment inverser la vapeur? Par la création d’un rapport de force en faveur de la thèse du bien commun et du partage. Car je ne crois pas à la conversion à notre projet des politiques qui se sont convertis au néo-libéralisme. Les profiteurs du système en fait n’aiment pas le marché; ce qu’ils veulent développer c’est l’accès à la rente. Le marché est utile aux échanges de biens et services, mais la production de rentes financières devient un jeu financier spéculatif souvent déconnecté de l’activité économique réelle.

Il faut donc préparer le remplacement du «quantitative easing» pratiqué par la Banque centrale européenne (BCE) par des investissements massifs dans la transition énergétique. Cet objectif doit être coordonné par les pouvoirs publics par un mécanisme tel que: la BEI (Banque européenne d’Investissement) alimentée par des obligations émises par la BCE investit (participations publiques) dans des activités économiques et industrielles dans cette transition énergétique.

Pourquoi demander le pilotage par les pouvoirs publics? Parce que le choix politique de la transition doit être mis en oeuvre et contrôlé par les pouvoirs publics. Faut-il pour autant nationaliser les secteurs confirmés? Non. «Je me méfie autant du tout à l’Etat que du tout au marché!»

Nous sommes engagés sur de nombreux fronts: climat, glyphosate, perturbateurs endocriniens, justice fiscale, lois travail, etc. Quelles sont aujourd’hui les batailles déterminantes sur lesquelles nous devrions concentrer nos forces et efforts?

P.L. – Deux batailles-mères:

– une bataille «contre»: les traités commerciaux internationaux, car ils conditionnent la possibilité de nous engager dans les transformations souhaitées vers un société juste, durable et démocratique;

– une bataille «pour»: celle de la justice fiscale, de la contribution nécessaire des grandes entreprises souvent transnationales et des grosses fortunes, contre l’appauvrissement des pouvoirs publics.

Piketty a bien dénoncé le mythe de l’économie dont la performance produit des bienfaits de haut en bas pour toute la population, en montrant au contraire que plus élevés sont les patrimoines et les revenus, plus les taux de rentabilité obtenus sont élevés. C’est de la redistribution inversée !

Et il faut apprendre à gagner des batailles.

Beaucoup de gens (TAC, Nuit debout, syndicats, associations, etc.) ne font plus confiance aux politiques, ne se sentent plus représentés par eux. Comment en sortir?

P.L. – C’est la question démocratique. (Rappel de l’objectif: une société plus juste, plus durable, plus démocratique). On connaît une dissolution du rapport de confiance nécessaire entre le politique et ses concitoyens.

L’UE elle-même constitue une couche d’opacité entre l’opinion publique et les puissances dominantes.

On a vu émerger une «classe» politique professionnalisée qui truste les mandats électifs et les mandats socio-économiques liés aux postes politiques. Et l’engagement politique est à la fois invasif, corrosif (qu’est-ce qui est bon pour ma carrière?) et addictif (addiction de la présence dans les media notamment).

Il faut donc fixer des limites à la «carrière politique», des règles prises au niveau de la constitution ou des lois ou encore des règles propres aux partis politiques, afin d’encadrer strictement l’activité politique: pas plus de 2 ou 3 mandats successifs, par exemple.

On peut aussi envisager de compléter la «représentation» politique (une chambre d’élus) par une démocratie «participative» (une chambre de citoyens tirés au sort), et par des mécanismes de démocratie directe par des referendums décisionnels sur des choix de société importants.

Pourquoi les sociaux-démocrates se sont-ils «convertis» au néo-libéralisme, une doctrine si contraire à leur programme idéologique?

P.L. – Sans doute la maladie de l’exercice du pouvoir, les mécanismes d’intérêts personnels, et le phénomène «religieux» qui les a aussi atteints, par exemple dans la reconnaissance que la gestion publique n’est pas toujours efficace… (Mais la gestion privée est-elle toujours efficace???)

Comment interprétez-vous la victoire d’un écologiste en Autriche?

P.L. – D’abord victoire de justesse. A peu de choses près, ce pouvait être la victoire de l’extrême-droite… Cela s’est joué sur l’axe fermeture et peur/ouverture et espoir. Van der Bellen a présenté l’antithèse du repli nationaliste en menant une campagne centrée sur le «heimat» = pays/terroir/racines.

Aujourd’hui, les tenants de la «pensée unique» sont environ 50%. En face l’alternative (rouges/verts/alternatifs): justice sociale, économie durable et démocratie ouverte ne peut gagner qu’en se fédérant.

Soyons des catalyseurs dans la société pour aller où nous voulons aller!

Les marqueurs du progrès sont:

  • la justice sociale;
  • la maîtrise des pouvoirs publics, mais sans rôle dirigeant de l’Etat;
  • le marché compétitif sans monopoles ni rentes;
  • les libertés individuelles et publiques, marqueur généralement libéral: mais libertés des forts pour eux, libertés de tous pour nous.

Rapporteur: Robert Polet


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