De la négociation et de son usage en Europe

Dans «Si ça vous amuse – Chronique de mes faits et méfaits»*, Michel Rocard consacre un chapitre à «L’art de la Paix» et à la nécessaire négociation de compromis pour l’atteindre.

Une première partie de cette contribution sera consacrée à l’exposé de cette «Méthode Rocard» telle que présentée dans son ouvrage. Une seconde partie traitera de la mise en oeuvre de cette approche en Europe, en particulier en vue de construire une relation apaisée avec la Russie.

1. La «Méthode Rocard»

Rocard précise d’emblée que «Vouloir la victoire n’est pas vouloir la paix. C’est vouloir réduire l’autre par la force, quel qu’en soit le prix». Mais «le compromis, la mesure, l’acceptation de ne pas humilier l’autre sont plus difficiles à accepter et à mettre en pratique que le non-choix de poursuivre un combat jusqu’à la victoire».

Dès lors, la méthode préconisée est la recherche du compromis et la négociation qui peut y conduire et le conclure.

Or, poursuit l’auteur, «dans tout conflit les victimes ne sont pas seulement humaines. L’intelligence en fait partie. L’autre est diabolisé, l’information à son sujet devient d’une totale partialité. Au sens strict on ne le connaît plus. Comment alors se faire un avis pertinent — opérationnel comme l’on dit aujourd’hui — sur ce qui pour lui est négociable et ce qui ne l’est pas, sur ses ordres de priorités, sur le prix qu’il est prêt à payer pour les concessions que l’on estime les plus indispensables à son propre camp? Répondre à ces questions avec suffisamment de précision pour ensuite agir, en l’espèce, négocier, exige — en plein conflit — de découvrir l’autre ou de le redécouvrir. Là est à coup sûr la difficulté majeure de la recherche du compromis, sinon de son élaboration». Et d’illustrer ensuite cette conception de la recherche du compromis au cas emblématique du conflit israélo-palestinien.

Rocard explique alors que le conflit, qui porte directement sur des objets très clairs — des partages de forces ou de territoires, des procédures d’organisation sociale, etc. — sur lesquels on pourrait transiger, recouvre souvent des objets plus fondamentaux non explicitement affichés. Ces objets peuvent être «le rattachement à une puissance dominante, l’unité d’un État, le choix d’une langue ou d’une religion officielle, l’exigence d’un changement de constitution ou de nouvelles règles sociales, ou tout autre».

Il faut dans de tels cas la clairvoyance d’identifier cet objet central du conflit. Et c’est lui qu’il faut réduire par la négociation: «Briser le tabou majeur». Et Michel Rocard estime que cette opération «incombe à la puissance dominante dans le conflit» et qu’on ne «négociera le détail que si l’on sait l’enjeu symbolique en voie de règlement». «Accepter de renoncer au symbole dominant, pour transiger intelligemment, et sans faiblesse, sur le reste, sans être contraint par la force, telle est la marque des grands faiseurs de paix». Et il illustre cette difficulté centrale des artisans de paix par les cas de l’Afrique du sud (Frederick De Klerk et Nelson Mandela), du conflit israélo-palestinien (qu’ont payé de leur vie Anouar el-Sadate et Yitzhak Rabin) et de la Nouvelle Calédonie (Jean-Marie Tjibaou l’a aussi payé de sa vie).

Il faut ensuite savoir négocier. Ce qui est «plus qu’une technique, un art véritable. Le cœur en est l’aptitude à maîtriser intellectuellement chaque détail, aussi infime qu’il puisse être, sans jamais perdre de vue l’essentiel, c’est-à-dire tout à la fois les éléments majeurs du dossier et l’équilibre d’ensemble. Au vrai, une négociation ne s’engage réellement que si les parties pressentent l’accord possible sur les points fondamentaux. (./.) Les ingrédients en sont multiples : le temps, l’information, et la discrétion sont parmi les plus évidents. Il en est deux autres dont le degré de disponibilité pèse d’un grand poids pour faciliter ou entraver la négociation. Le premier est naturellement un minimum de confiance mutuelle; le second renvoie au degré de latitude juridique et politique que laisse à chacun des négociateurs le système de droit dans lequel il est enserré».

Ces conditions nécessaires à l’engagement, et au succès escompté, d’une négociation, sont ensuite illustrées par des exemples historiques auxquels Rocard a parfois été mêlé personnellement, comme le célèbre «Accord de Matignon» (1988) entre la France et la Nouvelle-Calédonie.

A l’occasion d’un débat sur ce même sujet que Michel Rocard menait avec des partisans de l’indépendance du peuple basque, il concluait ainsi: «Partout et toujours, il est plus facile de faire la guerre que la paix» et aussi: «Connaître l’histoire, ne pas mépriser l’adversaire, reconnaître sa validité, avoir de véritables informations, vouloir profondément avancer vers la résolution du conflit… sont essentiels. Et peuvent aider à aboutir».

2. Pour une relation pacifiée avec la Russie

La manière dont l’Union européenne, ou plutôt ses principaux États membres, se sont comportés dans la gestion des conflits internationaux au cours des dernières années, est diamétralement opposée à la «Méthode Rocard» décrite précédemment. Nous y reviendrons.

Mais rappelons d’abord une faute stratégique déterminante commise par l’ensemble du monde occidental atlantique après la chute du mur de Berlin et l’effondrement du communisme: la confirmation de l’OTAN et même sa consolidation et son développement. Au lieu d’accompagner sobrement et positivement la transition de l’ex-Union soviétique vers la démocratie politique et sociale, les gouvernements occidentaux ont décidé, non seulement d’accueillir les pays d’Europe de l’Est au sein de l’Union européenne, mais encore d’accéder à leur souhait d’intégration au sein de l’OTAN. Ceci renforçait le clivage OTAN-Russie alors même que le Pacte de Varsovie était dissous et que la Russie se trouvait fortement affaiblie tant sur le plan stratégique et militaire, que sur le plan économique.

Cette démarche occidentale constituait alors une véritable stratégie d’encerclement de la Russie. Tout responsable politique ou militaire d’un grand pays confronté à une telle situation créée par les puissances occidentales n’aurait pu que se sentir blessé dans sa dignité, se raidir, et préparer sa défense sinon sa revanche.

Il eut fallu que nos responsables politiques se hissent à la hauteur du défi posé par ce tournant de l’histoire; qu’ils aient eu l’intelligence de se mettre, temporairement, dans la peau et dans l’esprit des dirigeants russes, afin de construire alors, avec les nouveaux dirigeants russes, une relation de confiance et de coopération. C’était le moment à saisir pour, non pas consolider et élargir, mais alléger le poids de l’OTAN en vue de sa dissolution une fois la nouvelle relation de partenariat consolidée avec la Russie.

Avec un tel partenariat, une autre gestion de la crise des Balkans eut été possible et des conflits sanglants en Europe probablement évitables, voire évités.

Au contraire, la faute étant commise, la relation avec la nouvelle Russie s’est naturellement dégradée. Et des pays européens de l’OTAN se sont engagés dans le bourbier de l’ex-Yougoslavie. N’en sortant pas, ils ont dû faire appel aux États-Unis pour s’en tirer, manifestant ainsi leur propre faiblesse politique et stratégique.

S’ensuivirent les engagements militaires de certains pays de l’OTAN en Afghanistan depuis 2001, en Irak en 2003 (la Belgique, la France et l’Allemagne eurent l’intelligence de refuser cet engagement), puis en Libye en 2011 et en Syrie depuis 2014 (avec participation belge dans ces deux cas).

Beaucoup d’observateurs, de tous bords, constatent aujourd’hui que ces multiples interventions n’ont réglé aucun des problèmes dans ces régions: l’Afghanistan n’est toujours pas stabilisé ni libéré des Talibans; la démocratie et le respect des communautés ne sont pas installés en Irak; la Libye est un pays complètement déstabilisé et la Syrie un pays dévasté totalement à reconstruire (quand?).

Il faut ajouter à ce bilan désastreux deux éléments aussi catastrophiques. D’abord, le développement du fanatisme religieux dans toute cette partie du monde et des mouvements terroristes divers dont le pseudo État islamique, avec la levée d’éléments individuels et collectifs clandestins de combattants islamistes au sein de nos propres États. Ensuite, la fuite de millions d’êtres humains déstabilisés et menacés de mort de cette région du monde, source d’un mouvement massif d’émigration vers les pays voisins de la région et vers l’Union européenne, que celle-ci ressent comme «menace d’invasion»!

On ne refait pas l’histoire. Mais le bilan de cette gestion stratégique calamiteuse étant posé, il faut en tirer les leçons et envisager l’avenir avec une approche renouvelée. Et c’est ici qu’il serait bon de s’inspirer de la «Méthode Rocard».

Se débarrasser de nos préjugés pour parler à notre «adversaire»/«partenaire»
Si nous continuons à «penser» M. Poutine exclusivement comme dictateur, autocrate, destructeur des droits de l’homme, restaurateur potentiel de l’empire soviétique, il nous sera forcément impossible d’établir avec lui une relation constructive au service de nos peuples respectifs et des autres peuples avec lesquels nous sommes en conflit.

Rejeter aussi le langage guerrier, voire exterminateur, du style «abattre», «écraser» l’adversaire, dont l’effet est toujours de souffler sur les flammes de la revanche et du fanatisme. Et ce qui constitue aussi la source des nouvelles générations de terrorisme et cause sans cesse de nouveaux crimes et massacres.

Identifier les enjeux fondamentaux à rencontrer
La Russie veut restaurer sa grandeur historique dans le concert des nations; elle veut être respectée comme grande nation. Il faut l’y aider discrètement mais avec détermination.

Réfléchir aux concessions acceptables de part et d’autre
Il faudrait montrer à la Russie qu’elle peut accéder à ces objectifs essentiels, et qu’on peut l’y aider en abandonnant de notre côté la volonté d’hégémonie occidentale, en renonçant à de nouveaux élargissements de l’OTAN (Géorgie, Ukraine, Biélorussie, Moldavie), en réduisant ensuite la voilure de l’OTAN et en ouvrant la perspective de son éventuelle dissolution. Mais pour atteindre ces objectifs fondamentaux, la Russie doit elle aussi conforter sa coopération avec l’UE et rétablir le dialogue avec elle. Alors, ensemble, nous pourrons nous atteler à pacifier la zone tampon entre l’Union Européenne et la Russie, ainsi qu’à chercher en commun des solutions dignes aux problèmes de pacification du Moyen-Orient.

Sans une telle approche novatrice, nous nous engagerons vers la résurgence des nationalismes exacerbés (le processus est déjà en cours), la poursuite et la recrudescence des tensions existantes, le renouvellement sans fin des fanatismes et des terrorismes.

Il est temps de reprendre de la hauteur. L’esprit de Michel Rocard peut nous y aider.

* Ed. Flammarion, 2010. Le chapitre “L’art de la Paix” court de la page 467 à la page 501.

rocbook