François Houtart, le «chanoine rouge»

Ce 6 juin 2017, François Houtart est décédé à Quito en Equateur, là où il s’était retiré depuis quelques années. Celui qui avait été ordonné prêtre en 1949 était, à 92 ans, toujours actif et animé par l’espoir qu’«un monde meilleur est possible». «Nous ne pouvons être autre chose que révolutionnaires», a-t-il dit une fois. Après avoir étudié la philosophie, la théologie, les  sciences politiques et la sociologie, il s’est multiplié sur les terrains de lutte.

Il a présidé la Ligue internationale pour le droit des peuples, participé à la création du Conseil international du Forum social mondial, a été secrétaire exécutif du Forum Mondial des Alternatives (FMA), a collaboré de nombreuses années au Monde diplomatique, fut membre du comité de parrainage du Tribunal Russell sur la Palestine, a participé à la Commission des Nations Unies sur la crise financière et monétaire internationale (Commission Stiglitz) en tant que représentant personnel du président de l’Assemblée générale et est un des pères de l’Autre Davos et du forum social mondial de Porto Alegre… Pas étonnant qu’il ait été surnommé «le pape de l’altermondialisme». Son combat pour la défense des plus faibles exploités par le capitalisme sera certainement perpétué au sein du Centre Tricontinental (CETRI) qu’il a fondé en 1976 à Louvain-la-Neuve, comme le prouve la récente publication Le capitalisme néolibéral. Comment fonctionne-t-il? Comment le combattre?, écrite par Guy Bajoit, président du CETRI.

Il y a quelque temps, François Houtart nous a accordé une interview dans laquelle ce brillant penseur revient sur l’origine du capitalisme et ses possibles alternatives.

POUR: Vous questionnez la conception occidentale de la modernité, absorbée par la logique du capitalisme, en citant Karl Polanyi, historien de l’économie qui affirme que le capitalisme est parvenu à dissocier l’économie de la société.

J’espère pouvoir travailler ces questions dans les mois qui viennent, même si c’est encore à l’état d’hypothèse, pour moi. Certains auteurs ont été beaucoup plus loin, comme Bolivar Etcheverria, auteur équatorien et professeur à l’université nationale du Mexique. Il était très lié avec l’école de Francfort, école marxiste, mais dans un courant critique de l’orthodoxie marxiste. L’élément de la culture a été fortement intégré. Un de ces auteurs, Walter Benjamin, qui a surtout vécu en France, mort dans les années 40, a beaucoup influencé Etchevarría. Sa pensée est de dire que la modernité telle qu’elle s’est développée en Europe et dans le monde a été vite absorbée par la logique marchande qui s’est imposée à la pensée philosophique et qui a donc orienté un développement qui a encouragé le développement du capitalisme, par l’individualisme, le caractère naturel accordé à la propriété privée, etc.

Il y a un autre auteur que je cite aussi, Karl Polanyi [1], historien de l’économie, auteur du livre La grande transformation. D’origine hongroise, il a vécu aux Etats-Unis et au Canada. La théorie de Polanyi a été de dire que le développement du capitalisme, de l’économie de marché, a été tel qu’on a sorti l’économie de la société. On en a fait un «en soi» qui a imposé sa logique marchande au reste de la société. Tout doit devenir marchandise pour contribuer à l’accumulation du capital, seul moteur de l’économie. Dans son travail d’histoire de l’économie, il montre cette évolution. Malgré des approches différentes, historique pour l’un, philosophique et culturelle pour les autres, elles se rencontrent.

Face à cela, réfléchissant sur les logiques du marché qui sont une véritable dictature dans le monde d’aujourd’hui, comme l’indique bien le Pape François I dans son encyclique très écologiste Laudato Si. Travaillant sur les sources de cette pensée et de ces pratiques, on constate qu’il s’agit d’un processus dialectique. Il y a des faits économiques et sociaux qui sont à la source d’une pensée qui ensuite acquiert une certaine autonomie. Celle-ci, à son tour, contribue à la reproduction du système économique, en lui donnant une explication rationnelle et une légitimation. C’est un processus complexe et il est intéressant d’essayer de savoir ce qui s’est passé dans l’histoire de l’évolution économique.

Max Weber, le sociologue allemand parle dans un livre célèbre [2], de l’affinité entre l’éthique protestante et le développement du capitalisme. Ce qu’il a écrit est toujours valable aujourd’hui. Je le vois en Amérique latine, ceux qui se convertissent au protestantisme montent dans l’échelle sociale. Du jour au lendemain, ils ne fument plus, ils ne boivent plus, ils sont fidèles dans le mariage, etc. Leur base économique en est tout de suite transformée. Mais Max Weber ne s’est pas posé la question de l’origine de l’éthique protestante. Elle est née dans les milieux urbains, dans la Genève calviniste, et correspondait à un besoin éthique d’une nouvelle classe sociale, la bourgeoise, urbaine et mercantile. Elle était liée à une transformation économique et sociale. Le développement de l’éthique protestante a donc eu un effet sur la reproduction de la logique du capitalisme, mais l’origine de cette pensée n’était pas purement culturelle et religieuse (la prédestination et le succès économique comme une bénédiction divine). Elle est inscrite dans les réalités socio-économiques.

Les valeurs capitalistes imprègnent-elles aujourd’hui tous les systèmes politiques?

C’est écrivant un livre sur le Bien Commun de l’Humanité que je me suis posé ces questions pour essayer de trouver un nouveau paradigme d’organisation collective de l’humanité sur la planète, autre que le paradigme du capitalisme, qui ne soit pas seulement économique, mais qui soit véritablement un projet de société. Toutes les valeurs de la société sont orientées par ce paradigme, qui aboutit aujourd’hui à une catastrophe écologique (la non-régénération du milieu naturel: une planète et demi chaque année) et au développement d’une économie sacrificielle (plus d’un million de Chinois meurent de la contamination de l’air chaque année depuis l’adoption de la logique du marché pour la croissance économique). Etant donné la multiplicité des crises, pas seulement monétaires et financières mais aussi énergétiques, alimentaires, climatiques… liées à une vision mercantile de la nature et de l’organisation de la société, il ne suffit plus de réguler le système, comme Keynes l’avait proposé après la première puis la deuxième guerre mondiale (le marché ne s’autorégule pas et il faut des instances capables de le faire). Il faut donc trouver des alternatives à l’orientation fondamentale.

Par ailleurs, ayant travaillé dans la Commission des Nations Unies sur la crise monétaire et financière mondiale, avec Joseph Stiglitz, j’ai développé deux hypothèses principales. L’une commence à partir du XIIe siècle, c’est-à-dire le tout début d’une économie marchande en Europe, avec des contacts avec l’Europe de l’Est, la Yougoslavie, et le développement des villes marchandes de l’Italie du Nord, puis progressivement en France et en Allemagne. C’était le proto-capitalisme. C’est à ce moment que les rapports marchands ont pris de l’importance par rapport à la société médiévale. Ces rapports marchands ont suscités une première réaction avec François d’Assise. Il a réagi contre son père qui était un grand marchand de textile et pour qui l’argent devenait une valeur centrale. Il a prêché la pauvreté dans le sens, dirait-on aujourd’hui, de l’anti-consommation ou comme Serge Latouche, de la décroissance. Dans cette nouvelle classe sociale ont germés les idées d’une croissance illimitée et linéaire, de progrès, de développement, sur une planète inépuisable.

La philosophie thomiste, au XIIIe siècle, a été un effort très intelligent de la part d’un philosophe et théologien face au nouvel ordre social et économique émergeant. La société médiévale est très religieuse, l’ordre est établi par Dieu, l’aristocratie domine. Les classes bourgeoises urbaines montent et s’imposent face à l’aristocratie. Il y a de nouveaux rapports économiques. Thomas d’Aquin parle de l’ordre ancien, mais il fait une transition, en disant par exemple que la propriété de la terre doit être collective, c’est un bien commun qui a été donné par Dieu à l’humanité. C’est du droit commun, tandis que la propriété privée, c’est du droit positif, c’est construit. Et donc elle n’est éthiquement acceptable que si elle respecte des fonctions sociales. En effet, au départ la terre est un bien commun à toute l’humanité, personne ne pouvant se l’approprier. Avec le nouveau développement économique, il y a appropriation de la terre, ce qui n’est justifiable qu’à condition de remplir des fonctions sociales.

Ne peut-on pas aussi rechercher dans la Bible juive et le Coran l’origine de rapports mercantiles et l’utilisation de l’usure?

En effet, déjà dans la Bible, il est souligné que la richesse est une bénédiction, ce qui a été repris par le calvinisme et ce qui a fortement influencé le développement économique américain du Nord. Quelqu’un qui réussit économiquement, c’est qu’il est béni par Dieu. Cela lui donne une légitimité, mais il doit aussi respecter quelques normes comme être un bienfaiteur. D’où le développement aux Etats-Unis de la charité privée, des universités, des fondations… et les résistances au concept de solidarité en matière de sécurité sociale et de biens communs.
Dans la Bible, la référence est une société rurale, la prospérité vient de la nature, création de Dieu et non des hommes. Donc si l’on prospère, c’est que l’on est béni et choisi par Dieu. Transposé sur un plan de l’économie capitaliste, cela fonctionne très bien en faveur de l’accumulation.
Au Moyen-Age, les Juifs ont dû vivre en ghetto et ont absorbé la fonction financière, déconsidérée dans les milieux catholiques. Ils ont géré le financement de la première accumulation du capital, qui a permis le développement de l’industrialisation: les banques, Rothschild, Rockefeller.

Il faudrait aussi étudier comment l’économie mercantile de l’Islam et du monde arabe s’est développée en faisant le lien entre la route de la soie venant de Chine et l’Europe. Les conquêtes de l’empire Ottoman vers l’Autriche, la Hongrie, Venise, etc. avaient pour but de contrôler la route de la soie et les échanges entre l’Orient et l’Occident. Bien peu à voir avec la religion, sinon comme élément de justification. De même pour les croisades, dans l’autre sens: le contrôle de l’économie mercantile du Moyen Orient.

La deuxième hypothèse concerne l’Angleterre. La découverte de l’Amérique va complètement bouleverser l’économie européenne du Sud (Espagne et Portugal). Elle va dévaloriser le travail, créer une inflation énorme, mais toujours dans une perspective d’un capitalisme mercantile, pas encore industriel. En Angleterre, dès le XVIe siècle, commence le phénomène des «enclosures», c’est-à-dire le fait d’établir des barrières sur les propriétés rurales communes. Se produit une transformation sociale, avec une aristocratie qui, progressivement, mange les terres que les paysans avaient en commun et qu’ils se distribuaient chaque année pour le travail et la production. C’est donc la suppression progressive des commons. Mais ce qui est étonnant, c’est que les entreprises coloniales en Amérique latine ont eu un effet fondamental sur le développement de l’accumulation primitive en Angleterre. Des milliers de tonnes d’argent, d’or, etc. sont arrivées en Espagne et au Portugal, fruit de l’expropriation des territoires indigènes, du génocide des Indiens et de la traite des Noirs (le début d’une économie sacrificielle: il valait mieux vivre à Séville qu’à Potosi). Ce qui a créé une énorme inflation. L’industrie lainière en Espagne s’est écroulée et en contrepartie, elle s’est développée en Angleterre. Il fallait donc développer et contrôler les élevages de moutons, ce qui a accéléré le phénomène de privatisation des biens communs aux XVIe et XVIIe siècles. Ce fut le début du capitalisme anglais.

Ceci forme la base économique du système économique en développement. A partir des XVIe et XVIIe siècles, la pensée des philosophes anglais domine l’Europe, notamment Hobbes [3] et Locke [4]. C’est le développement de l’individualisme comme base du progrès économique, ce qui correspondait aux valeurs de la nouvelle classe sociale détentrice du capital, avec le concept de propriété privée comme fondement d’une nouvelle société. Se développe alors l’idée d’un marché autorégulé construit sur l’individualisme autonome. Ces deux philosophes ont influencé les philosophes européens tels que Jean-Jacques Rousseau. L’idée de l’individu et du droit de propriété devinrent la base idéologique et juridique du développement du capitalisme.

Dès lors la propriété privée est vue comme un droit naturel et la liberté c’est l’auto-possession. L’individu possède non seulement sa propre vie, mais aussi le droit de posséder des terres. Le lien entre les deux concepts fait que l’individu, avec son droit à la possession, devient le fondement de la société. Celle-ci est simplement l’addition des individus autonomes. L’Etat est le garant de la propriété privée. Toutes les relations sociales sont mercantilisées. La société devient contractuelle. Chaque individu passe des contrats avec les autres pour que la société fonctionne. Marx a observé combien cette conception a séparé l’être humain de la nature. Cette objectivisation va permettre la réduction de cette dernière à l’état de marchandise. L’homme est au-dessus de la nature et peut donc l’exploiter comme une “ressource naturelle” et plus la considérer comme une «richesse naturelle» qui est un bien commun qui doit être respectée parce la source de toute vie, physique, culturelle, spirituelle.

Locke, qui a succédé à Hobbes, a été beaucoup plus loin lorsque s’est développé le rôle de l’argent. Il estime que l’argent, qui a de plus en plus de fonctions et qui devient progressivement capital, remplace le contrat dans la société du XVIIe siècle. Il arrive à la conclusion que c’est la valeur d’échange qui est le fondement de l’organisation de la société, donc bien avant le développement du capitalisme industriel. La société est finalement subordonnée à la loi du marché, comme le souligne Polanyi. Cette loi du marché influence l’ensemble des relations et des rapports humains.

Une telle conception, fruit des intérêts économiques de certains groupes sociaux, devient progressivement un dogme indiscutable qui oriente toute la pensée. Je me rappelle d’une discussion avec Michel Camdessus au siège du FMI à Washington. Il avait fait un exposé brillant sur les fonctions du FMI (la veille il avait déclaré dans un petit groupe de Pax Romana, que le FMI formait partie de la construction du Royaume de Dieu). Fasciné par sa performance, je lui demandai pourquoi une logique théorique aussi implacable se terminait sur le terrain par des catastrophes sociales. Ne serait-ce point parce que le marché n’est pas considéré comme un rapport social? Après quelques secondes de réflexion, il éclata: «Vous avez tort, le marché n’est pas un rapport social». Sa réponse fut pour moi une illumination. Si ce n’est pas un rapport social, c’est donc un fait de nature et par conséquent indiscutable. Tout le reste suit logiquement. Le bien-être de l’humanité ne peut être assuré que par la liberté des échanges, mère de toutes les libertés, telle est la philosophie de l’OMC.

Or, aujourd’hui, quand on dit marché, c’est du marché dans sa forme capitaliste qu’il s’agit, c’est-à-dire basé sur la prédominance de la valeur d’échange (ce qui favorise le profit et l’accumulation du capital) et non sur la valeur d’usage (les nécessités des êtres humains et de la nature) comme dans les sociétés précapitalistes. Ainsi les traités de libre échange promus actuellement comme application de la libération des échanges, sont, comme un ami nicaraguayen me disait, «des traités entre le requin et les sardines». On l’a constaté au Mexique qui a vu son agriculture s’écrouler après le traité avec les Etats-Unis et le Canada, l’ALENA, et des millions de ruraux forcés à émigrer pour chercher d’autres moyens d’existence.

Je me suis demandé aussi pourquoi l’Equateur produisait des brocolis qui sont à 97% exportés dans des pays qui peuvent parfaitement produire des brocolis (Etats-Unis, Europe, Japon), avec en plus les effets destructeurs sur la nature des transports aériens et maritimes. C’est en fonction des «avantages comparatifs» dit-on. En effet, ils coûtent moins chers, malgré les milliers de km parcourus. Et pourquoi coûtent-ils moins chers? Parce que les salaires sont plus bas (une surexploitation de la main-d’œuvre, souvent engagée à la journée pour échapper aux lois sociales) et parce que les exigences écologiques sont moindres (épuisement des sols par surconsommation de produits chimiques). Par contre les profits du capital sont appréciables, car sa rotation est plus rapide et les gains des deux entreprises que j’ai pu étudier sont placés dans des paradis fiscaux, à Panama et dans les Caraïbes.

Certains, aujourd’hui, pensent se retirer pour développer des activités autonomes hors système capitaliste…

Le post-modernisme propose des solutions individuelles sans tenir compte du contexte global. On peut comprendre que la critique de la modernité soit pour certains une question existentielle. Je pense à Bauman, le philosophe juif anglais, pour qui le sommet de la modernité fut l’holocauste des Juifs par les nazis, mais si l’on veut proposer des solutions, il faut penser en termes de changement de paradigme. C’est pour cela qu’il faut chercher les formes d’une nouvelle modernité. J’ai préparé un premier essai, plus développé, pour une réunion patronnée par l’UNESCO à Cuba et j’espère avoir le temps de publier un ouvrage sur la question, vivant dans un pays, la Colombie, qui se base lui aussi sur une modernisation de la société, avec des avancées sociales réelles mais sans changer de philosophie profonde.

Propos recueillis par Bernadette Van Zuylen


[1] Karl Polanyi, La Grande Transformation, aux origines politiques et économiques de notre temps, Tel Gallimard, [1944] 2009

[2] Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Pocket, 1991

[3] Hobbes, Léviathan, Gallimard, [1651] 2017

[4] Locke, Essai sur l’entendement humain, Lelivre de poche,[1698] 2009