La fin de l’Union européenne?

Le soixantième anniversaire du Traité de Rome a été plutôt discrètement fêté le 25 mars dernier. L’Union européenne adopte un profil bas. A cette occasion, c’est sous le titre provocateur de «La fin de l’Union européenne», sans point d’interrogation, que Coralie Delaume et David Cayla (des Economistes atterrés) publient leur analyse de l’état de l’Union européenne.

On aurait tort de rejeter d’emblée ce brûlot au motif qu’il émanerait d’affreux europhobes. Bien sûr, les eurosceptiques trouveront dans ce livre de multiples confirmations de leurs intuitions. Mais il aidera surtout les européistes convaincus, y compris parmi la Gauche dite radicale, à comprendre que le chantier pharaonique d’une «autre Europe» à construire impose de répondre aux arguments de leurs contradicteurs par autre chose que des imprécations. [1]
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Pour nos deux auteurs, «on l’entend partout dans les milieux avertis (…) Dès qu’on parle de l’Europe, les mines s’assombrissent. C’est mort. C’est fichu, ça va nous péter à la figure, s’échange-t-on comme si c’était chose acquise (…) et comme si les langues, jusque-là entravées, se déliaient. C’est comme si tout le monde savait. L’Union européenne est morte, mais elle ne le sait pas encore…».

Démocratie en crise

La démocratie représentative est en crise au sein de l’UE. «Cela tient sans doute pour une large part au choix fait, dès l’origine, pour bâtir l’Europe, de la supranationalité, en lieu et place de la coopération intergouvernementale, plus classique et plus souple. En faisant ce choix, on a transféré à des structures techniques et surplombantes (Commission, Cour de justice de l’Union, Banque centrale européenne) de très nombreuses prérogatives pourtant essentielles à l’organisation politique des sociétés. Dès lors, on a rompu le lien entre compétence décisionnelle et responsabilité politique, et soustrait des pans entiers de l’action publique au contrôle des citoyens.»

Ce qui a débouché sur les non successifs à tous les référendums, jusqu’au Brexit, qui «signe la fin du mythe de l’irréversibilité de l’appartenance communautaire».

Crise grecque, crise slovène

Dans un passionnant rappel de la crise grecque, les auteurs montrent à quel point les institutions européennes, et notamment la Banque centrale européenne, se sont jetés «sur le râble d’Athènes».

«Pendant six mois et sans discontinuer, elle s’attache à saper l’action du gouvernement Tsipras, usant de moyens techniques dont elle seule dispose. Sans son aide décisive, les créanciers n’étaient pas assurés d’avoir raison des Grecs. Ils n’y sont parvenus que parce que la Banque centrale a soudainement rompu avec son ambition de garantir l’intérêt général de la zone euro pour choisir un camp, celui des créanciers.» Ils démontrent aussi que l’architecture institutionnelle européenne, et notamment celle de l’euro, ne profitent qu’aux pays «riches» de l’Europe du Nord, au détriment des pays de la périphérie.

Cette thèse est étayée dans le chapitre 3 à partir de l’exemple de la Slovénie – dont j’avoue que j’ignorais tout. «Comment cette Suisse des Balkans, ainsi qualifiée pour vanter le charme de ses montagnes et sa joyeuse prospérité, a-t-elle pu tutoyer l’abîme en 2013?»

Le 17 février 1986 est signé l’Acte unique, qui signifie le passage du Marché commun au Marché unique. Or, «les conséquences de l’union d’une région très développée avec une région qui l’est moins sont dramatiques. La première attire à elle tous les facteurs mobiles, capitaux et travailleurs, ce qui contribue à renforcer son industrie, à consolider ses institutions et à développer ses infrastructures. (…) A l’inverse, le processus assèche la région la moins développée, dont les capitaux s’exfiltrent et dont la main-d’oeuvre migre vers la région la plus riche, ce qui ne peut manquer d’accélérer la détérioration des facteurs de production territorialisés. Ainsi, un retard originel engendre… plus de retard encore à l’arrivée.» Avec l’Acte unique, le capital peut s’établir où bon lui semble, et la polarisation… s’épanouir, car les outils qui visaient à en prévenir les effets sont abandonnés.

La crise de l’euro, qui est au départ une crise de désindustrialisation de l’Europe, frappe la périphérie, mais épargne le coeur. «Marché et monnaie uniques ont ainsi fabriqué deux types d’Européens: des gagnants et des perdants.»

Dumpings en tous genres

A défaut d’une union de transfert, les pays périphériques n’ont d’autre solution, pour tenter le rattrapage, que d’attirer les investissements en leur proposant des travailleurs mal payés, un impôt faible et des cotisations sociales dérisoires. «C’est ainsi (…) qu’une nouvelle ère s’ouvre en Europe: celle de la généralisation du dumping fiscal et social».

Bien sûr, le dumping, l’absence de solidarité, c’est mal. [2] Mais les vitupérations moralisatrices n’impressionnent plus personne; elles ne servent qu’à éviter de s’interroger sérieusement sur les raisons structurelles des divergences.

Si l’on évoque, par exemple, la problématique des travailleurs détachés, là aussi, ce sont l’ordre juridique européen et le principe cardinal de la concurrence qui sont les causes profondes de toutes les dérives. «Atlantico Rimec, une société irlandaise de travail temporaire, basée à Chypre, qui fait travailler un ouvrier polonais pour une entreprise bretonne. Le contrat de travail est rédigé en grec (…) Vers qui l’ouvrier polonais peut-il se tourner en cas de conflit…?»

«Déficit démocratique» ou démocratie impossible?

Une alternative est-elle possible au sein de l’Union? Les auteurs répondent par la négative, puisqu’un changement réel impliquerait la révision des traités et que cette révision ne peut se faire qu’à l’unanimité des différents pays. (Rappelons qu’ils n’arrivent même plus à se mettre d’accord sur un communiqué commun).

Dès lors, «dans ce contexte de confiscation du droit des peuples à s’autodéterminer, les passions tristes ressurgissent partout: (…) les crispations identitaires, les appartenances de repli et les tribalismes en tout genre.»

Que faire ?

Il faut tout reprendre à zéro. Repartir de l’endroit où l’on a basculé, de la coopération (l’époque des Ariane et Airbus, impossibles aujourd’hui) vers la concurrence.

«Ne serait-il pas temps, plutôt que de laisser s’accomplir à son rythme ce lugubre délitement, de prendre acte de la fin de l’Union européenne telle qu’elle a été bâtie? D’accompagner cette fin de cycle avec détermination plutôt que de la subir entre hébétude, panique et incompréhension? Et de laisser ainsi une chance, en préservant ce qui reste de l’amitié entre les peuples, d’entreprendre un jour prochain des coopérations plus ponctuelles, plus souples et enfin respectueuses de la souveraineté des pays?»

Il n’est peut-être pas trop tard…

 

La fin de l’Union européenne
Coralie Delaume et David Cayla
éditions Michalon, 
janvier 2017, 256 pages
ISBN: 978-2-84186-845-2

 

 

 


[1] Par exemple celles de Bernard-Henri-Levy à propos du Brexit, citées dans l’ouvrage: victoire des casseurs… haine recuite… gauchistes débiles… rebelles analphabètes… hooligans avinés… poutinisme… etc etc.

[2] L’absence de solidarité en matière fiscale a été bétonnée au profit du Grand-Duché de Luxembourg. Jean-Claude Juncker ne serait-il finalement qu’un «souverainiste» comme les autres? s’interrogent malicieusement les auteurs.