Les communs au nom de la transition écologique

Les « communs » sont aujourd’hui sur les lèvres de tous les acteurs de la transition écologique : potagers communautaires au pied des arbres de grandes avenues, ateliers collectifs de réparation d’objets (FabLabs), kiosques à jeux en libre-service sur les places, coopératives d’énergie renouvelable ou de gestion de l’eau, habitats groupés et éco-quartiers dans d’anciennes usines… Même si ces nouvelles manières de vivre et de produire sont souvent catégorisées sous le terme des « communs », le lien entre communs et transition écologique reste à démontrer.

Pour mieux comprendre la particularité des communs, il convient de rappeler les travaux de la politologue américaine Elinor Ostrom, première femme à recevoir le prix Nobel d’économie en 2009. Jusqu’alors, c’était en effet La tragédie des biens communs du socio-biologiste Garrett Hardin, et son triste modèle binaire de privatisation ou de recours à la puissance publique, qui dominaient toute idée de gestion des communs. Hardin assimilait ce qu’il appelait les « communs » à des ressources en libre accès, tel un pâturage sans barrière ouvert à tous. Pour lui, laisser ces ressources limitées en libre accès mènerait inévitablement à leur surexploitation, et donc leur ruine. Seules la privatisation ou, à défaut, la nationalisation par l’État, pourraient à son sens éviter la disparition des communs.

Mais heureusement, au-delà de la marchandisation et de la régulation par l’État, Ostrom découvre sur base d’études empiriques qu’en réalité, un troisième modèle de gestion est capable de protéger durablement l’usage des communs pour éviter leur extinction. En vérité, les hommes s’organisaient déjà en communautés pour exploiter leurs ressources naturelles dans l’Angleterre médiévale. Ce droit pour les paysans à gérer collectivement leurs champs et pâturages était même inscrit dans la Magna Carta de 1215[1].  Dans son livre emblématique de 1990 La gouvernance des biens communs : Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Ostrom analyse une série d’arrangements institutionnels collaboratifs dans lesquels des communautés aux quatre coins de la planète se réapproprient des étendues d’eau, des pâturages, des forêts. Ils sont devenus codécideurs de leur mode d’exploitation et de gestion[2]. En d’autres termes, les commoners en définissent les droits d’usage, d’accès, de partage, de circulation. Non seulement ces institutions auto-organisées existent, mais elles sont aussi et surtout plus efficaces et durables que l’État ou le marché dans la protection des ressources naturelles.

Les communs face au marché et à l’État

Face à la droite du marché (libéralisme) et la gauche de l’État total (socialisme), la transition écologique correspond, elle aussi, à ce que Philippe Van Parijs appelle « une société pleinement autonome » en recherche de liberté et d’émancipation[3]. Bien que Van Parijs comprenne cette sphère autonome au sens large comme « toutes les activités productives dont le produit n’est ni vendu sur le marché ni commandé par une autorité publique », ce sont probablement aujourd’hui les communs qui représentent le mieux ce troisième angle du triangle État-marché-communautés. Pour Ivan Illich également, l’« écologie radicale » s’opposait à une société industrielle qui s’attaquait aux communs en les transformant en ressources économiques[4]. Pour les nombreuses expérimentations de la transition écologique, les communs apparaissent comme des actes de résistance contre un marché ou un État tout puissants. Ils rompent avec cette dualité. Ils tournent le dos à toutes les formes d’étatisme qui ont tant influencé la gauche au cours du XXe siècle. Ces initiatives bottom-up ne sont ni gérées par le public, ni guidées par l’appât du gain : elles sont créées par et pour les communautés de citoyens dans une sphère pleinement autonome.

On pourrait croire que les communs sont limités à de petites enclaves romantiques d’autarcie gérées par quelques bobos marginaux. Rien n’est moins vrai. Les communs permettent de réactiver des territoires délaissés, de réhabiliter des friches industrielles, de regagner le terrain laissé à la voiture dans les années 70, de récupérer les sols perdus dans les zones commerciales, bref, de rendre l’espace à chacun et à tous.

Ces exemples sont déjà mis en pratique un peu partout en Europe. La Ville de Bologne a signé une charte des communs, qui a depuis été reprise par 100 autres villes italiennes. À Naples, les citoyens sont ainsi impliqués dans la gestion du réseau public d’eau potable, devenant par la même occasion des experts dans ce domaine. À Barcelone, c’est même une plate-forme citoyenne, Barcelona en comú, qui a remporté les dernières élections avec comme projet phare de rendre les institutions au service des personnes et du bien commun. La nouvelle majorité va maintenant récupérer 4 000 logements vides ou ceux saisis par les banques, et inclure les usagers dans les compagnies publiques qui fournissent eau, gaz et électricité.

Alliances communs/communes ?

En Belgique, la Ville de Gand a initié en mars 2017 un grand « plan de transition des communs » qui doit renforcer l’aide publique aux communs. Ce plan, rédigé par Michel Bauwens et Yurek Onzia, rappelle que les communs représentent un levier important de la transition écologique : « Les infrastructures partagées et mutualisées ont une empreinte environnementale nettement plus faible que les systèmes basés sur l’“individualisme possessif”, ceci à condition que cela soit mis en place de manière réfléchie et systémique.[5] » Les exemples, en effet, abondent à Gand : LikeBirds où des travailleurs indépendants et freelance partagent les frais de bureaux en co-working en plein cœur de la ville, la coopérative EnerGent dans laquelle des familles gantoises ont décidé de cotiser pour la construction de deux éoliennes le long de l’autoroute E40, le mouvement VoedselTeams qui garantit des produits venus de fermes bio de Flandre orientale, etc.

Les initiatives sont donc présentes et émergent un peu partout en Europe. Elles reposent, cependant, sur une réorientation de la manière de penser la gestion et l’usage des biens collectifs. Sans la mise en place d’une nouvelle culture politique, dans laquelle l’État est conçu comme partenaire, ces étapes de transition ne resteront que des bouts d’utopie nichés dans des zones privilégiées. Il s’agit donc de fertiliser les esprits, et ce dans tous les sens : les mouvements œuvrant en tant que communs, les administrations publiques, les élus, etc. doivent apprendre à (re)négocier entre eux et sortir aussi bien de leur logique bureaucratique que de leur possibilité de vider l’État de son sens. Des partenariats publics-communs peuvent être un moyen de dépasser ces tensions et de sortir par le haut, non seulement à l’échelle locale, mais aussi à un niveau plus élevé.

Les alliances sont donc nécessaires afin de proposer un récit politique mobilisateur et accessible au plus grand nombre. Les communs, puissant outil de réappropriation citoyenne, peuvent déclencher la marche vers un nouvel imaginaire social, cher à Castoriadis[6]. Il s’agit maintenant de rendre cette démarche intelligible et de parvenir à démontrer qu’elle peut changer les choses, pour le bienfait de tous.

Samuel Cogolati
Jonathan Piron

Samuel Cogolati est chercheur en droit des communs à la KU Leuven ;
Jonathan Piron est conseiller à la prospective à Etopia


[1] Peter Linebaugh, The Magna Carta Manifesto : Liberties and Commons for All, University of California Press, 2009.
[2] Elinor Ostrom, La gouvernance des biens communs : Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, Commission Université Palais, 2010.
[3] Philippe Van Parijs, Post-scriptum : L’écologie politique comme promotion de l’autonomie et comme poursuite de la justice libérale-égalitaire, Etopia. Revue d’écologie politique 3, 2007, p. 85.
[4] Philippe Van Parijs, Impasses et promesses de l’écologie politique, La Revue Nouvelle 92, 1990, pp. 80-81.
[5] Michel Bauwens et Yurek Onzia, Commons Transitie Plan voor de stad Gent, disponible sur stad.gent/sites/default/files/article/documents/Commons%20Transitie%20Plan%20Gent.pdf.
[6] Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975.