Pour les jeunes, c’est la loi de la jungle

Article paru dans le journal n°2

e
Au sortir de la guerre, le plein-emploi permettait d’offrir un poste où le travail presté était beaucoup plus qualifié que la formation reçue. Depuis les années 2000, on constate une inversion, bien souvent, l’emploi offert par l’entreprise est inférieur au niveau de qualification du jeune.

Environ 65% des personnes âgées de 20 à 64 ans occupent un emploi en Belgique. Le taux de chômage y oscille entre 8 et 9% de la population active (la moyenne européenne avoisinant les 10%). Mais une tranche de la population est plus durement touchée: celle des 15-26 ans. Sur 250.000 jeunes, plus de 50.000 sont au chômage, soit 1 sur 5. Ceux qui sont employés sont bien souvent dans des situations précaires ou incertaines, les contrats à durée indéterminée étant devenus rares et les restructurations avec licenciements fréquentes.

Un peu comme en Espagne ou au Portugal, où des centaines de milliers de personnes ont quitté leur pays pour trouver du travail et espérer une seconde vie dans d’autres pays européens, de plus en plus de jeunes, surtout les plus qualifiés, organisent des expériences à l’étranger vers les «eldorados» en vogue du moment: le Canada, les États-Unis, l’Australie. Certains, ceux qui en ont la capacité et le budget minimum nécessaire, s’émancipent de plus en plus des contraintes et du désert économique du marché de l’emploi en créant leur propre forme d’emploi via des organismes comme «Job’in» ou «Smart», en se lançant, par exemple, dans une activité d’indépendant. D’autres se risquent sur le chemin encore plus aventureux de l’ubérisation.

La «loi de la jungle»

La multiplication de ce type de job, sans protection sociale, laisse présager de plus en plus de laissés-pour-compte ou de désillusionnés. Pour d’autres, la formation par le travail, l’insertion socioprofessionnelle ou encore le bénévolat avec l’espoir de décrocher un poste sont autant d’alternatives, de plus en plus mises à mal par des coupes budgétaires diverses, surtout dans les secteurs sociaux et culturels.

À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, tout était à reconstruire et à relancer. Il y avait à la fois une forte demande de qualification et une forte demande de main-d’oeuvre de la part des entreprises et de l’État. La société et la population de l’époque connaissaient un faible niveau général de culture et de qualification. Des ingénieurs, des personnes maîtrisant l’anglais ou l’allemand, des techniciens ou commerciaux étaient massivement nécessaires. Ce type de compétences était l’apanage d’une petite minorité issue de la bourgeoisie qui, jusque-là, veillait soigneusement à garder les bénéfices de ce savoir de manière la plus restreinte possible. En effet, ces savoirs étaient, avec la richesse qu’ils procuraient, les principaux facteurs de sa domination économique, politique et sociale.

On vivait à l’époque une situation favorable aux demandeurs d’emploi. Les plus âgés s’en souviendront: dès que l’on sortait de l’école, on était engagé au plus vite par une entreprise. Le plein-emploi permettait d’offrir un poste où le travail presté était beaucoup plus qualifié que la formation qui avait été reçue. On se «formait sur le tas», comme le dit l’expression. On vit par la suite une évolution de l’histoire intéressante: l’élévation du niveau de vie et la transformation sociale de la société et des individus s’accompagnent d’une démocratisation de l’accès aux études et à la culture (les premiers livres de poche, la télévision, le cinéma, l’explosion de la musique et du rock and roll…). Le niveau culturel ou capital culturel (Bourdieu) va monter beaucoup plus vite que les besoins des entreprises et du système économique.

Au tournant des années 70 et 80, avec les chocs pétroliers et les premières manifestations de la contre-révolution conservatrice, on assiste à la fin du plein-emploi, qui ne reviendra jamais. Il laissera la place à deux phénomènes bien ancrés dans notre société: le chômage structurel de masse et le recul progressif de l’investissement de l’État. À ce moment précis, le phénomène s’inverse et nous entrons dans ce que certains appellent «l’excès de culture» (voir notamment les animations très pédagogiques de Franck Lepage).

Au sortir des années 90 et en particulier depuis les années 2000, en plus d’une forte diminution des emplois disponibles, on constate désormais que, bien souvent, l’emploi offert par l’entreprise ou l’organisation est inférieur au niveau de qualification du jeune. Dans les pays industrialisés, on observe, toutes classes sociales confondues, un niveau culturel (alphabétisation, compétences pratiques, techniques, intellectuelles, linguistiques, numériques et audiovisuelles) jamais atteint dans l’histoire de l’humanité.

Darwinisme social

En conséquence, la compétition au travail est apparue et s’est intensifiée ces dernières années. Actuellement, un travailleur ou demandeur d’emploi qualifié, en compétition pour le même poste avec d’autres moins qualifiés, souvent au bout d’une longue période d’attente, va diminuer ses exigences salariales et en termes de qualité du travail. Il va (peut-être) être engagé, préféré à d’autres en raison de ses qualifications. Le travailleur moins qualifié va, dans la compétition à l’embauche généralisée, prendre la place d’un travailleur encore moins qualifié et ce dans un secteur également beaucoup moins valorisant (d’un poste de fonctionnaire à un poste de vendeur dans une boutique, par exemple). Un grand nombre des moins qualifiés (ou plus fragiles), isolés ou encore discriminés socialement, sera expulsé du système et rejoindra, de manière plus ou moins permanente, la masse des chômeurs structurels.

Dans cette dynamique, quand un travailleur entre dans le système, deux ou plusieurs autres en sortent et vont attendre et se faner hors du marché de l’emploi. Cette discrimination structurelle s’étend et se décline sous plusieurs formes. Les plus discriminés sont souvent des femmes ou encore ceux qui s’appellent Hasna, Mamadou ou Marouane. Ce type de discrimination donne notamment des scénarios complètement surréalistes, mais de plus en plus fréquents, où des titulaires de master ou doctorat sont contraints de quitter le pays qui les a vus grandir, pour trouver un travail dans le pays d’origine de leurs grands-parents.

Enfin, cette loi darwinienne de la jungle de l’emploi grandit dans le monde de l’entreprise et des organisations mais s’étend également à la prise en charge des laissés-pour-compte. Les structures d’évaluation et de contrôle de l’emploi ont des critères de plus en plus axés sur la compétition, la rentabilisation des efforts et l’écartement ou la sanction des personnes incapables de se conformer aux démarches pour entrer ne fût-ce que dans les échelons les moins qualifiés du système d’emploi actuel. Cette incapacité est souvent due à des raisons méconnues ou niées comme un faible niveau de scolarisation, un isolement social, des problèmes de santé…

Face aux dysfonctionnements structurels ici décrits, dans un contexte où la marginalisation de groupes sociaux stigmatisés (chômeurs à faible qualification ou en difficulté sociale, demandeurs d’emploi et travailleurs issus de l’immigration) va bon train, ce n’est pas tant l’école et la course à la (sur)qualification qui réduiront le chômage. Outre des formules de réduction du temps de travail ou de revenus non liés à l’emploi, les responsables politiques devraient renégocier les traités européens pour plus d’harmonisation sociale et fiscale afin d’empêcher le dumping social et les délocalisations. Les États devraient aussi diriger les investissements dans les secteurs nécessaires et innovants et ainsi faire face aux défis (environnementaux, éducationnels, sociaux, technologiques) futurs.

Pierre Beaulieu