Pour une Europe sociale

Pascale Vielle est professeure de droit social à l’UCL depuis 1998, de nationalités belge et suisse, Pascale Vielle est licenciée en droit de l’ULB (1988), et docteure en droit de l’institut Universitaire européen de Florence (1997). Elle a travaillé comme chercheuse à l’ULB (1988-1989) et à l’Université de Genève (1994-1998).

Rattachée à la FOPES, elle enseigne dans différents programmes (Droit, Fopes, Sciences du travail). Au CIRTES, ses recherches s’inscrivent dans une approche multidisciplinaire et adoptent une perspective critique sur le droit social comparé, européen et international. Elle s’est plus particulièrement consacrée aux thèmes de la conciliation de la vie familiale et professionnelle, de la protection sociale (flexicurité, Etat social actif), de la gouvernance du droit social (soft law, interdépendance des instruments internationaux), et de l’égalité des femmes et des hommes.

Elle a assumé la première direction de l’Institut fédéral pour l’égalité des femmes et des hommes de 2004 à 2006. Elle a travaillé à la Commission européenne (1989-1990), à l’Organisation internationale du travail (1992-1994) et est membre depuis 2008 du Conseil supérieur de la Justice.

Publications
«La sécurité sociale et le coût indirect des responsabilités familiales », Ed. Bruylant, 2000, 633 p.

Pascale Vielle est aussi l’auteure de nombreux articles et contributions scientifiques à des ouvrages collectifs. (Voir http://www.uclouvain.be/pascale.vielle – onglet « publications »)

Pour une Europe sociale

L’exposé donné par Pascale Vielle était basé sur la conférence qu’elle avait donnée le 7 avril 2016 à Charleroi, dans le cadre de la 94ème Semaine sociale du Mouvement ouvrier chrétien.

Un rapport complet de cette Semaine sociale vient d’être publié dans un numéro spécial de la revue POLITIQUE (Hors-Série N°25, octobre 2016).

L’article qui reprend la présentation de Pascale Vielle est intitulé: «Europe sociale, un oxymore?» (Trajectoire des politiques économiques et sociales européennes).

Avec l’aimable autorisation de la conférencière, du Mouvement ouvrier chrétien et de la Revue POLITIQUE, nous reproduisons cet article qui correspond parfaitement à l’exposé du 25 octobre à Namur.

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Europe sociale: un oxymore?

La trajectoire des politiques économiques et sociales européennes.

Dans le contexte morose où nous sommes, il est difficile de parler d’Europe sociale. Pourtant l’auteure y a cru! Aujourd’hui, c’est le pessimisme qui la domine. D’où un titre qui utilise le terme « oxymore », cette figure de style qui consiste à accoler deux mots contradictoires.

Après avoir défini la notion « d’acquis social », la contribution s’attachera à exposer la trajectoire suivie, des origines à nos jours, rythmée par 6 étapes, où l’on identifiera des séquences de progrès, et d’autres qui le sont nettement moins, jusqu’à la situation actuelle, où l’Europe se met quasi hors-la-loi à l’égard d’elle-même ! Quelques pistes pour l’action seront ensuite esquissées, autour du chantier social fondamental: celui de la solidarité européenne.

L’acquis social européen recouvre deux aspects. D’une part, ce qui découle de l’intégration européenne du fait que, dès le départ, presque consubstantiellement à la création du grand marché économique, il y eut nécessité de faire circuler la main-d’œuvre, de détacher des travailleurs, de créer des comités d’entreprise européens. D’autre part, une partie des acquis résulte d’une volonté politique autonome d’abord des États membres, puis des partenaires sociaux de réaliser un projet social commun, indépendamment de ce grand marché, en matière de santé, de sécurité des travailleurs, d’égalité des chances ou de droit du travail.

Le bilan de l’acquis social européen est en demi-teinte. Un pan important de notre droit social est désormais régi par l’Europe. Mais on observe aussi des lacunes et des incohérences. Ceci est le résultat d’une Histoire, scandée en étapes, et étroitement dépendante d’une série de facteurs dont il s’agit de chaque fois mesurer la pondération. Nous pouvons identifier quatre facteurs importants:

– juridiques: les bases légales des traités eux-mêmes;
– circonstanciels: les crises économiques, les élargissements de l’Union, des découvertes scientifiques;
– institutionnels: les équilibres de pouvoirs entre institutions et entre les acteurs;
– politiques: liés à la composition des gouvernements et par voie de conséquence la composition du Conseil.

Leur conjugaison va déterminer ce que les Anglais appellent « le narratif », le récit des politiques publiques.

Étape 1 – Le Traité de Rome

La première étape, « séminale », est celle du Traité de Rome, dont le leitmotiv est: « Le progrès économique va entraîner le progrès social ». On est entrée de plain-pied dans les « 30 glorieuses » de l’après-guerre et on considère qu’il y aura automaticité au progrès social. Cette « empreinte des origines » va constituer une matrice puissante, dont aujourd’hui encore l’Union européenne peine à s’émanciper: il faut créer un espace économique, le social va suivre tout seul sans qu’on doive faire grand-chose. Dès lors, l’ambition est de mettre en place les piliers de la libéralisation économique, notamment la libre circulation de la main-d’œuvre qui n’est pas conçue comme une dimension sociale, mais plutôt comme un facteur économique parmi les autres – au même titre que la libre circulation des capitaux, services ou marchandises. À la marge, diverses mesures d’accompagnement sectoriel sont considérées comme indispensables, par exemple dans le domaine des transports – en raison de leur dimension transnationale intrinsèque — et pour l’agriculture — les États membres s’étaient engagés dans un programme d’autonomie alimentaire de l’Union, et un gros budget était réservé pour accompagner les transitions agricoles, y compris dans le domaine social. Deux secteurs font exception, pour lesquels, dès l’origine, on observe de rapides progrès: l’égalité des femmes et des hommes, ainsi que la santé et la sécurité sur le travail. Dans ces domaines, l’Europe innove par rapport à la législation — parfois inexistante — des États membres.

Étape 2 – Les chocs pétroliers

La deuxième étape démarre avec les chocs pétroliers et l’entrée dans la première grande crise économique de l’après-guerre, qui va s’accompagner d’une perte massive d’emplois. À partir de 1974, le récit change. Une conjonction de pays européens se retrousse les manches pour affronter le défi et va notamment adopter trois directives très importantes en droit du travail, qui concernent les licenciements collectifs, les transferts d’entreprise et l’insolvabilité de l’employeur.

Les États membres s’accordent aussi pour poursuivre l’harmonisation sociale dans le progrès, au-delà d’un simple socle de droits minimaux communs à tous. Ils vont ainsi avancer dans le domaine des maladies professionnelles à la faveur de la découverte de maladies qu’on ne connaissait pas auparavant. Ces découvertes sont innovantes, la réglementation assez technique, et les enjeux politiques peu sensibles, ce qui favorise un accord pour adopter ensemble les premières directives santé-sécurité. Ce consensus est si clair qu’en l’absence de base réglementaire dans le Traité, c’est l’article 100 qui sera exploité, selon lequel « Le Conseil, statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission, arrête des directives pour le rapprochement des dispositions législatives. réglementaires et administratives des États membres qui ont une incidence directe sur l’établissement ou le fonctionnement du marché commun ». L’usage de cet article exige l’unanimité, mais l’époque était différente, la volonté politique présente… et l’intégration sociale progresse.

Étape 3 – L’Acte unique

Deux événements importants vont à nouveau faire évoluer le « récit européen »: l’Acte unique européen (1987) et l’élargissement à l’Espagne et au Portugal (1986). La mondialisation fait prendre conscience aux acteurs économiques qu’il y a désormais un nouveau « level playing field » (une « cour de récréation ») de grande échelle – toute l’Europe – où on peut se déployer sans limite de frontières, alors que jusque-là, ce n’était pas aussi clair. La Commission va encourager la création d’acteurs-entreprises de plus grande dimension, par la voie des fusions et restructurations. Les deux nouveaux traités n’apportent aucune nouvelle base sociale, sauf en matière de santé et de sécurité. Or, face aux fusions et restructurations, la possibilité de réaction des institutions européennes s’avère rapidement limitée. Deux raisons s’additionnent: d’abord, la modestie de leurs propositions, ensuite la difficulté d’atteindre un consensus entre les États membres.

Pourquoi ces instruments sont-ils modestes? Soit parce que leur caractère obligatoire est très faible – on peut avoir des dispositions intéressantes et ambitieuses dans leur contenu, mais sans aucune portée obligatoire. Ainsi la recommandation sur la convergence des objectifs et politiques de protection sociale et sécurité sociale (1992): alors que le domaine est très sensible, l’instrument est d’une audace sans précédent, complet, synthétique dans son approche, allant beaucoup plus loin que la conception de la sécurité sociale que d’autres organismes internationaux, comme l’OIT ou le Conseil de l’Europe. Sauf que l’instrument n’a pas de portée contraignante!

Les instruments peuvent être modestes, tout au contraire, parce qu’ils sont contraignants, mais faibles dans leur contenu. Les États membres tendent désormais à se replier sur la législation européenne sur les plus petits communs dénominateurs de leurs législations. Exemple: la directive sur le congé de maternité de 1992, pour laquelle il fallait arriver à un compromis entre le pays qui organise le moins de congés de maternité (en l’occurrence, le Royaume-Uni avec huit semaines obligatoires dont seulement six sont indemnisées) et celui qui proposait le congé de maternité le plus généreux (l’Italie avec 28 semaines obligatoires et indemnisées). Le compromis se scelle à 14 semaines indemnisées, mais la directive précise que les États membres ont la possibilité de mettre en place un congé plus généreux.

Quant à la difficulté d’atteindre un consensus, elle est notamment liée au fait que parmi les États membres il n’y a pas le même degré d’intervention publique acceptable. Ainsi certains États appliquent-ils la subsidiarité verticale: quand ce sont des matières fédérées qui sont en discussion, il est difficile pour un État d’aller négocier au nom de toutes ses entités fédérées. Il faut aussi tenir compte de la subsidiarité horizontale, dans les pays où les partenaires sociaux sont compétents dans les matières sociales: difficile pour les gouvernements d’aller négocier sans les partenaires sociaux et en leur nom.

Ces faiblesses institutionnelles sont marquées par la découverte d’une exploitation possible des différences entre les réglementations nationales. L’Europe vient de s’élargir à trois pays méditerranéens: la Grèce, l’Espagne et le Portugal. Les écarts dans le coût de la main-d’œuvre et les conditions de travail se sont accrus et les États membres entrent dans un processus de concurrence sociale, où ils tendent tous à se rabattre vers le système du moins-disant pour ne pas se retrouver moins compétitifs que le moins généreux. La différence du coût du travail apparaît comme un avantage compétitif substantiel pour les pays les moins développés.

Une série de décisions de la Cour de Justice européenne vont à cette époque concerner les conflits entre d’une part des droits sociaux reconnus soit par l’Union européenne soit par les États membres, d’autre part les libertés économiques reconnues au sein de l’Union depuis sa création en 1957 – lorsqu’on pensait que « le progrès économique entraînerait automatiquement le progrès social » –, comme la libre prestation de services. Parmi ces affaires, plusieurs (Webb, Rush Portuguesa) concernent des situations où, dans le cadre d’appel d’offres, des entreprises étrangères se révèlent particulièrement compétitives en soumettant des offres avantageuses en raison du détachement de la main-d’œuvre dans les conditions sociales du pays d’origine.

L’Europe prend alors conscience de ce que l’abaissement des barrières économiques n’entraîne pas du tout une amélioration automatique des conditions sociales mais qu’au contraire l’acquis social tend à se rétrécir comme peau de chagrin et la Commission décide de tenter de répondre aux différentes formes que peut prendre la concurrence sociale en Europe, notamment par la mise au point d’un instrument sur le détachement des travailleurs.

La parenthèse Delors

Entre 1989 et 1992, Jacques Delors, président de la Commission, conduira la phase sociale la plus intéressante de l’histoire de l’Union européenne. Il s’appuie sur un des instruments qui vient d’être adopté: la Charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs. Celle-ci est ambitieuse mais, en raison notamment de l’opposition du Royaume-Uni, non contraignante. Jacques Delors exige que les États membres la prennent au sérieux et l’utilisent comme base programmatique pour l’élaboration d’un agenda social qui concrétisera chacun des droits reconnus par la Charte. Une série de directives seront mises en chantier: information des travailleurs sur les conditions applicable au contrat de travail (1991), directive sur le temps de travail (1993), directive comité d’entreprise européen (1994), directive détachement (1996).

En définitive, avec Jacques Delors, l’Europe redécouvre un principe très simple, qu’on connaissait déjà en 1919 lors de la fondation de l’OIT: quand on mondialise l’économie, il faut mondialiser les réglementations sociales, si on veut ne pas perdre les acquis sociaux. Cette période ne constituera hélas qu’une brève parenthèse dans la construction de l’Europe.

Période 4: 1994 – 1999

La période suivante démarre avec l’entrée en vigueur du Traité de Maastricht qui jette les bases de l’Union économique et monétaire (en précisant notamment les critères de convergence économique) et marque un vrai changement idéologique. Le nouveau récit en est: « Le social est une entrave à la compétitivité ». Les critères de convergence imposent, dans tous les États membres, un carcan sévère aux dépenses, notamment dans le domaine social, et le nouveau traité impose au législateur européen un principe de subsidiarité qui limite strictement ses possibilités d’intervention en matière de régulation sociale (« dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l’Union intervient seulement si, et dans la mesure où, les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres, tant au niveau central qu’au niveau régional et local, mais peuvent l’être mieux, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, au niveau de l’Union »).

La phase est d’intensification de la mondialisation économique. On abandonne une fois pour toutes l’idée de convergence dans le progrès, on soutient que le droit du travail est une « rigidité » du marché et les dépenses sociales des « entraves » à la compétition économique.

Mentionnons aussi l’introduction par le Traité de Maastricht (consolidée ensuite par le Traité d’Amsterdam) de la voie « négociée » par les partenaires sociaux. Destinée à devenir la voie royale de la législation sociale en Europe, elle ne tiendra cependant pas ses promesses, pour des raisons qu’il est difficile de résumer dans le cadre de cet exposé mais qui sont en partie liées à ce changement de climat idéologique.

Période 5: 1999 – 2009

Le Traité d’Amsterdam (1997) avait vocation à répondre à une série de problèmes juridiques des traités précédents, dont celui de Maastricht (1992) et sa fameuse clause de subsidiarité. Amsterdam devait aussi répondre à Maastricht en ce qui concerne l’imposition des critères de convergence en matière économique. Pourtant, dans l’ensemble, ce nouveau traité conforte l’orientation précédente: il admet que les libertés économiques prévalent définitivement sur les droits sociaux fondamentaux.

Ainsi le Traité d’Amsterdam introduit-il le chapitre emploi qui inaugure une nouvelle forme de « gouvernance » en matière sociale. On abandonne l’idée de légiférer au moyen de directives. On passe au management par objectifs (stratégie européenne pour l’emploi, méthode ouverte de coordination), c’est-à-dire qu’on va fixer des objectifs quantifiés que chaque État doit atteindre, mais selon les moyens qui lui sont propres. On travaille désormais par indicateurs – on examine, on compare dans le temps et dans l’espace les performances sociales des États membres à l’aune d’indicateurs quantifiés. Si l’ambition est de reprendre la main sur les politiques de l’emploi, malgré le principe de subsidiarité, une telle méthode contribue en réalité à dépolitiser le discours social et les enjeux sociaux.

En même temps, la gouvernance économique devient quant à elle de plus en plus dure: elle s’accompagne de sanctions à l’égard des États membres, elle est inscrite dans le Traité, elle prévoit des mécanismes de surveillance multilatérale beaucoup plus sévères (qui, cependant, seront, selon les périodes, et les États membres concernés, mis en œuvre de manière plus ou moins flexible).

En 2007, dans une série d’arrêts (Laval, Viking, Rupert, Luxembourg), la Cour de Justice abandonne le référentiel des droits fondamentaux! Elle consacre en effet la primauté des libertés économiques du Traité sur les droits sociaux fondamentaux.

Ainsi l’arrêt Viking, qui concerne un navire qui traversait la mer Baltique entre deux États, un européen et un non européen: l’employeur a simplement changé de pavillon pour modifier les conditions de travail des travailleurs. Cela a entraîné une grève et des grèves de solidarité. L’employeur a considéré que ces grèves portaient atteinte à son droit à la libre prestation de services et l’empêchaient d’exercer son activité correctement. La Cour de Justice a consacré la primauté de ce droit sur celui de faire la grève, en examinant la proportionnalité de ladite grève par rapport aux objectifs poursuivis par les travailleurs : une intrusion très importante dans le droit de grève des travailleurs concernés!

Fenêtre d’opportunité

De manière inattendue, entre 2008 – début d’une nouvelle crise économique – et 2010, tous les pays européens repensent le droit du travail et la protection sociale comme de potentiels amortisseurs sociaux face à la vigueur de la crise. On revalorise une série de mécanismes qui permettent d’attendre que l’orage passe. Pendant ces deux années, les observateurs pensent que, peut-être, le « narrative », le récit, est en train de basculer. L’adoption du Traité de Lisbonne en 2009 est assez en phase avec cette idée. Il comporte de véritables avancées politiques, légales et institutionnelles, qu’on n’a peut-être pas assez soulignées, mais qui portaient en germe un projet européen différent, avec la possibilité d’importants progrès sociaux. Cependant chaque fenêtre d’opportunité sociale dans les traités a été aussitôt refermée par les institutions européennes.

Étape 6: 2010, l’Union hors-la-loi

Tout d’abord, le Traité de Lisbonne intègre la charte des droits fondamentaux et l’obligation pour l’Union d’adhérer à la Convention européenne des droits de l’Homme, donc d’en devenir membre à part entière, comme l’est déjà chacun des États membres. Ces dispositions auraient permis de répondre aux arrêts de la Cour de Justice de 2007, en faisant à nouveau prévaloir les droits fondamentaux sur les libertés économiques. Malheureusement, la Cour de Justice va d’une part relativiser fortement la portée de la charte des droits fondamentaux, et d’autre part rendre un avis négatif sur cette adhésion. Alors que le texte du Traité formule sans ambiguïté une obligation d’adhérer (il ne dit pas: « Les États membres feront ce qu’il faut pour adhérer » ou « verront s’il est possible d’adhérer » ou « envisageront d’adhérer »; il dit: « L’Union adhère »), la Cour de Justice craignant de se retrouver inféodée à une autre Cour internationale, affirme l’incompatibilité des modalités d’adhésion avec l’ordre juridique de l’Union. L’épisode a été peu médiatisé, même s’il a été salué par le Royaume-Uni — qui avait engagé des moyens considérables pour ralentir les négociations en vue d’articuler les deux ordres juridiques. Aujourd’hui, on ne parle plus de cette adhésion: l’Union est donc en contradiction avec ce qu’exige son Traité.

De la même manière, Lisbonne prévoit de nouveaux objectifs sociaux et une clause sociale horizontale. Les objectifs sociaux — l’économie sociale de marché qui doit tendre au plein-emploi et au progrès social, la lutte contre l’exclusion sociale et les discriminations, la solidarité entre les générations — constituent bien désormais les objectifs premiers du Traité, même s’ils sont peu évoqués par les institutions européennes. Quant à la clause sociale horizontale, elle exige que, désormais « toutes les politiques et les actions de l’Union soient définies en tenant compte des exigences liées à la promotion d’un niveau d’emploi élevé, à la garantie d’une protection sociale adéquate, à la lutte contre l’exclusion sociale ainsi qu’à un niveau élevé d’éducation, de formation et de protection de la santé humaine ». Cette clause n’a tout simplement jamais été mise en œuvre! La Commission a fait comme s’il s’agissait d’une concrétisation de la « smart législation » – le terme recouvre la stratégie de législation intelligente que mène la Commission depuis quelques années, « intelligente » parce que plus simple et lisible, dans l’idée de « faire moins mais mieux », mais toujours dans une approche de « gouvernance » managériale et dépolitisée.

Avec la crise et une Commission Barroso qui devait en être l’animatrice, le « dialogue social renforcé » annoncé par le Traité n’est jamais advenue. Pire, le dialogue social interprofessionnel institutionnel s’est virtuellement éteint, notamment à défaut de l’existence d’une motivation du côté des employeurs, soutenus par un contexte de politiques austéritaires.

Dans le cadre du Pacte de stabilité et de croissance, de nouvelles procédures institutionnelles vont subordonner de manière croissante les politiques sociales aux politiques économiques. Ainsi, le mécanisme du « semestre européen » soumet désormais toute politique sociale à l’aval du Conseil économique.

Enfin, Lisbonne prévoyait aussi la possibilité de déposer des initiatives citoyennes. Mais la manière dont cette possibilité a été réglementée par le Parlement et par la Commission met en échec quasi systématique les initiatives, vidant cette innovation institutionnelle de sa substance. Le système est tellement procédurier que seules 3 initiatives ont pu être considérées comme satisfaisant les conditions formelles pour sa prise en considération (18 ont été refusées – dont l’initiative No TTIP –, 13 ont été retirées, et 16 ne bénéficiaient pas d’un soutien suffisant).

À partir de 2010, l’austérité devient le seul horizon politique de l’Union comme réponse à la crise économique. Très révélateur à cet égard, le propos de Jean-Claude Juncker commentant les votes anti-austérité des Grecs: « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Au moment où le président de la Commission européenne prononce ces mots, l’Union est en train de négocier le TTIP et le Ceta, qui portent des choix non démocratiques contre les traités européens, la Troïka (Commission, BCE, FMI) impose ses « solutions » à la Grèce, et la plupart des grandes orientations budgétaires, économiques et politiques de l’Europe se décident dans le cadre d’instruments internationaux qui lient les États membres en dehors des traités, et en dehors du contrôle des institutions européennes (en particulier le Parlement et la Cour de Justice).

Aujourd’hui, les choix idéologiques et politiques se négocient et s’imposent en dehors du cadre légal et réglementaire des traités: on est bel et bien dans une Europe désormais hors-la-loi.

Perspectives

Tout cela posé, quelles sont les pistes qui s’offrent à nous? Nous en distinguerons trois — légale, institutionnelle et politique — que nous allons entreprendre d’évaluer.

1. Piste légaliste

Le cadre juridique des traités est-il essentiel? Sans une réelle adhésion politique, l’approche légaliste, celle qui repose sur la conviction qu’«il suffit d’avoir de bons traités» est dépourvue d’effet. A fortiori dès lors que les États membres eux-mêmes concluent des traités parallèles, en dehors des institutions et utilisent ces mêmes institutions — ou non — selon leur bon vouloir pour veiller à l’observation de ces traités. S’y retrouver dans cet imbroglio institutionnel est devenu effroyablement difficile. Il y a aujourd’hui un immense chantier juridique pour comprendre comment recourir contre des États qui sortent du cadre des traités pour négocier ailleurs, comment les attaquer à d’autres niveaux (au nom de ce qu’on appelle l’interdépendance des traités internationaux). Il faut, en particulier, actionner tous les leviers internationaux du Conseil de l’Europe, de l’OIT, ou des Nations-Unies, pour faire condamner des pratiques non démocratiques et en contravention avec les droits fondamentaux reconnus au niveau international. Mais il est raisonnable d’abandonner l’espoir que le cadre des traités européens puisse, à lui seul, suffire à garantir un fonctionnement démocratique et social.

2. Piste institutionnelle

La dimension institutionnelle est tout à fait essentielle. Elle se résume en une question: comment recomposer le rapport de forces à l’échelon européen? La nécessité est impérieuse de fédérer les mouvements citoyens, la société civile et les syndicats autour d’enjeux communs, sans pour autant qu’aucun d’entre eux renonce aux siens propres. Ensemble, il nous faut redéfinir les processus de délibération et de décision à l’aune de tout ce qu’on sait aujourd’hui du fonctionnement de l’Europe.

3. Piste politique

La réforme de la dimension institutionnelle va de pair avec la nécessité d’une révolution politique : l’exigence première est l’abandon radical de ce récit qui tente en vain d’articuler économique et social, et qui a définitivement fait perdre la bataille au social. Prenons-en acte. Il ne faut plus présenter les solutions en termes de subordination de l’économique au social, ni de stratégie « win-win », ni de relation de conditions réciproques (le social est la condition de succès de l’économie et réciproquement) : ces discours sont stériles, épuisés. Toutes ces stratégies, traduites dans des « buzzwords » comme « flexicurité », « investissement social », n’ont servi qu’à cautionner un discours économique et politique ultralibéral, sans en questionner nullement les fondements, ne serait-ce qu’à la marge.

En réalité, en délibérant ensemble, il nous faut inventer un nouveau référent normatif, qui exige qu’on s’accorde sur une conception européenne claire, univoque et autonome de la justice sociale.

Nouveaux chantiers sociaux

Sur le fond, l’objectif d’affirmation et de réalisation des droits fondamentaux reste nécessaire mais insuffisant: on ne peut s’en contenter. Il faut aussi lancer de grands chantiers sociaux fédérateurs, autour des enjeux de demain. Ces enjeux, c’est peut-être l’OIT qui vient de les définir le mieux à l’occasion de son centenaire. Elle propose en effet de mener quatre conversations autour des thèmes suivants: « travail et société », « des emplois décents pour tous », « l’organisation du travail et de la production », « la gouvernance du travail ». Cela semble vague. Mais ces conversations sont menées de manière décentralisée, et la première d’entre elles a été pilotée par la Belgique sous l’égide du SPF Emploi, en mars 2016, autour de quatre thèmes: l’impact de la financiarisation sur les modes de production et les chaînes de d’approvisionnement, les transformations du travail à l’heure du monde algorithmique induit par les big data, l’émergence de la société de la performance, le rôle et l’avenir des normes dans les nouvelles formes de travail. Les débats passionnants et passionnés qui ont eu lieu à cette occasion ont montré à quel point ces questions étaient concrètes pour les acteurs sociaux présents, et pour chacun d’entre nous.

Le chantier social fondamental, celui qu’on ne pourra pas éluder, est celui de la solidarité européenne: si on ne se met pas d’accord sur ce qu’on veut à cet égard, il n’est pas utile de continuer à discuter ensemble. Or cela suppose de discuter de fiscalité et de protection sociale, deux domaines largement exclus jusqu’à présent des compétences de l’Union européenne. En effet, les transformations à l’œuvre, dans les modes de production, et les formes d’emploi et de travail, exigent une protection sociale refondée, susceptible de les accompagner et de les soutenir, tout en répondant à la nécessité d’assurer la dignité de chaque individu. Or qui dit « solidarité », dit financement, et donc large débat sur la fiscalité à mettre en œuvre pour assurer cette protection sociale… Si l’on se réfère à la discussion sur le revenu de base (ou l’allocation universelle), qui connaît un regain d’intérêt avec la transformation des modes de production, le débat est dépourvu d’intérêt et surtout de pertinence dès le moment où l’on n’aborde pas la question cruciale de son financement. Or le financement d’un revenu de base ne peut se borner à mobiliser le financement actuel de la sécurité sociale, parce celui-ci est lié aux besoins qu’elle couvre, et qui ne vont pas disparaître avec un revenu de base. Cela doit donc être autre chose, mais quoi ?

Je voudrais à regret conclure sur une note pessimiste, en reprenant une formule de Paul Hermant dans un billet lu après les attentats du 22 mars à Bruxelles: « Très honnêtement, tout y est, mais nous n’y sommes pas » = nous ne sommes pas là, nous ne sommes pas au rendez-vous. Être au rendez-vous supposerait l’audace d’alliances inédites, avec des partenaires nouveaux, pour reformuler un pacte européen solidaire et novateur autour des immenses défis qui nous attendent…


Le débat

Votre exposé n’incite guère à l’optimisme. Comment sortir de cette auberge?

C’est vrai que les temps sont davantage aux replis qu’aux avancées. Il y a cependant des éléments sur base desquels on peut (re)construire. Ainsi l’engagement du Parlement wallon sur le CETA a permis un travail de fond exceptionnel et a rappelé à notre société ce qu’est la démocratie. Je viens de faire la proposition à notre ami Jean De Munck d’organiser à quelques-uns une analyse parallèle du traitement politique de la crise grecque (2015) et du travail politique wallon sur le CETA.

Pour recomposer un rapport de forces favorables à l’échelon européen, vous avez suggéré de fédérer les mouvements citoyens, la société civile et les syndicats autour d’enjeux communs. N’y a-t-il pas lieu d’inclure aussi des politiques dans cet effort, sachant qu’en fin de compte c’est le pouvoir politique qui devra adopter les changements normatifs et institutionnels nécessaires?

Oui, l’expérience présente du CETA montre l’importance du soutien aux politiques: Paul Magnette et André Antoine se sont effectivement sentis portés par les mouvements sociaux. Oui, il faut inclure les politiques dans notre effort pour développer une véritable intelligence collective.

Pourquoi, lorsqu’ils étaient majoritaires au sein de l’Union européenne, les gouvernements de gauche n’ont-ils pas changé l’orientation politique générale de cette UE, mais se sont-ils inscrits dans la voie dominante du libéralisme dérégulé?

Ils ont été effectivement emportés par la vague de la pensée unique de cet ultralibéralisme: dérégulation, dévalorisation des services publics et de la fiscalité, etc. Aujourd’hui, il faut que les gouvernements prennent conscience du manque croissant de soutien de leurs citoyens dans cette voie.

N’assiste-t-on pas à l’écroulement de l’UE?

Oui, l’UE est en train de s’écrouler. La crise de légitimité de l’Union est très profonde: la classe ouvrière d’abord, mais aussi la classe moyenne sont en voie d’exclusion. Il faut relégitimer les institutions. Rappelons-nous à ce sujet que la volonté politique permet beaucoup SI elle est présente, comme ce fut le cas dans ce que j’ai nommé l’étape 2 (Chocs pétroliers). A ce moment l’Europe a pu prendre des initiatives d’harmonisation sociale malgré la contrainte de l’unanimité, parce que la volonté politique était là.

Ne faudrait-il pas exclure les lobbyistes qui polluent les débats politiques européens? Et réagir face aux mises en cause des syndicats (droit de grève, imposition de la personnalité juridique…)?

Il n’est sans doute pas possible d’exclure les lobbyistes, mais il faut certainement: d’une part mieux les connaître et faire connaître leur rôle et action (des circuits de visite des sièges de ces lobbys sont organisés à cet effet, notamment par l’ONG Corporate Europe Observatory); et d’autre part, réguler leurs possibilités d’intervention. Quant à la mise en cause des syndicats, la presse a joué un rôle souvent pernicieux, mais n’a-t-on pas « la presse qu’on mérite »? De plus, il faut aussi que les syndicats mènent une réflexion autocritique sur leur capacité d’anticipation des changements économiques et sociaux à venir et de sensibilisation de leur base à ces changements. C’est ainsi qu’ils pourront, eux aussi, accroître leur propre légitimité.

Et si Le Pen accédait à la présidence française?

Le délitement de l’Europe serait pire encore!

Trente ans d’idéologie dominante ont inoculé aux citoyens l’acceptation du libéralisme et de la possibilité de se passer des structures sociales intermédiaires. Mais une initiative des forces du capital comme le TTIP constitue pour elles une erreur majeure en ce qu’elle permet de réunir dans l’opposition et la solidarité les organisations citoyennes, syndicales, les ONG, les PME et les agriculteurs. Aujourd’hui il faut anticiper l’étape suivante: la réponse à l’impact social du développement de l’intelligence artificielle. Quel est le poids possible des intellectuels, comme force de propositions dans cette anticipation?

Oui, il faut prévoir le coup suivant. Plus on parle de ces évolutions et plus se développe une forme d’intelligence collective. Les canaux entre le monde politique et les intellectuels sont très insuffisants. Mais il est très utile d’organiser la confrontation entre ces deux mondes sur des dossiers difficiles comme le TTIP.

Que pensez-vous de l’allocation universelle (A.U.)?

J’y ai toujours été opposée, jusqu’il y a peu. Sa proposition telle que présentée par Philippe Van Parijs impliquait le remplacement de la sécurité sociale et donc la suppression de la fonction redistributive de celle-ci. Mais on peut repenser les objectifs de l’A.U. dans un cadre de solidarité et de redistributivité. Et il faut repenser cela dans la perspective d’un avenir, relativement proche, où les développements de l’intelligence artificielle conduisent à une vaste suppression de travail humain. On peut alors concevoir l’A.U. comme un socle complété par d’autres éléments de sécurité sociale. Mais il faudra étudier attentivement le problème du financement de l’A.U. et de la sécu reconstruite.

Vous avez évoqué le Traité de Lisbonne, 2010, qui dispose en son art.6 §2 : «L’Union adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales» qui n’est pas une «option» mais une «décision». Pourquoi, sur une demande d’avis de la Commission européenne, la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) a-t-elle pu conseiller de ne pas adhérer formellement à cette Convention, en violation à la lettre du traité?

La CJUE est une juridiction qui a pour mission d’assurer « le respect du droit dans l’interprétation et l’application » des traités de l’Union européenne. A ce titre elle est devenue une grande autorité morale de l’Union. Elle est une juridiction de dernière instance, c.-à-d. sans possibilité d’appel de ses arrêts. Mais l’adhésion de l’UE à la Convention européenne des droits de l’homme (instrument du Conseil de l’Europe qui compte 47 états membres dont les 28 membres de l’UE mais aussi la Russie, la Turquie, l’Arménie, etc.) mettrait ses propres arrêts sous le regard ultime de la Cour européenne des droits de l’homme, ce qui explique l’avis négatif de la CJUE. Et la Commission et le Conseil (les gouvernements) n’ont pas eu la volonté politique de confirmer le Traité de Lisbonne, au-delà de l’avis de la CJUE. Cela reste possible, si la volonté politique s’affirmait.

Vous avez mentionné «l’âge d’or du social» de la période 89-92 sous la présidence Delors de la Commission. Mais on connaissait déjà le dumping et le shopping social (concurrence entre les états membres au moins-disant social) et le changement du rapport de force entre capital et travail au profit du premier…

Votre critique est pertinente. Néanmoins on n’a pas connu d’autre période avec un tel activisme social qui, en se fondant sur la «Charte sociale» a produit les diverses directives sociales que j’ai mentionnées.

Les organisateurs remercient la conférencière et les participants pour ces intéressants et fructueux échanges.