Ressac

L’Europe a été fondée dans les années 50 pour éviter toute renaissance du nationalisme meurtrier qui avait tant blessé les peuples au cours de cette tragique première moitié du 20ème siècle. Mais depuis plusieurs années une vague nationaliste est revenue la frapper de plein fouet. Néanmoins, des signes annonciateurs d’un ressac sont aujourd’hui perceptibles. Le ressac ne désigne-t-il pas un retour violent des vagues vers le large… Mais sera-t-il assez puissant?

La démocratie libérale heurtée par la vague nationaliste

Rappelons les nombreuses composantes de cette vague, dont on a pu craindre qu’elle pouvait atteindre la puissance d’un tsunami et tout engloutir.

2002: le Front national parvient à qualifier Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, face à Jacques Chirac. Cette année, Marine Le Pen, dont on craignait qu’elle puisse l’emporter, est battue par Emmanuel Macron dès le premier tour, mais obtient tout de même 21,3% des suffrages exprimés.

2004: le parti UKIP (United Kingdom Independance Party) obtient 16% des voix, mais 12 députés seulement compte tenu du système électoral britannique (majoritaire à un tour); il obtiendra par contre 24 élus au Parlement européen en 2014; il est ainsi le parti britannique le plus représenté dans ce parlement.

2005: en Pologne, le PiS («Droit et justice») des frères jumeaux Kaczynski, obtient 27% des voix et 155 sièges sur 460 au parlement; il obtiendra la majorité absolue avec 232 sièges en 2015 et mettra en péril l’indépendance de la justice, la séparation des pouvoirs, le droit à l’avortement, les libertés civiles.

2009: aux Pays-Bas, le PVV («Parti pour la liberté») de Geert Wilders obtient près de 17% des voix et 4 sièges sur 25 au Parlement européen; l’année suivante, il emporte 24 sièges sur 250 aux législatives.

2010: le Fidesz, parti de Viktor Orban, avec 44% des suffrages, obtient 133 sièges sur 199; une majorité qualifiée lui permettant une modification fondamentale de la Constitution avec des références explicites à l’hiistoire millénaire de la Hongrie et aux valeurs chrétiennes. C’est le début d’une forte dérive autoritaire du régime.

Détournement du logo du SMER (en haut à gauche)

2012: le SMER-SD («Direction – Social-démocratie») slovaque obtient 83 sièges sur 150 avec 55% des suffrages. Robert Fico dirige alors un gouvernement à la fois social-démocrate et nationaliste; en 2015 il s’opposera à la politique d’accueil de migrants proposée par la Commission européenne, déclarant notamment vouloir «surveiller chaque musulman du pays». En 2016, ayant perdu sa majorité absolue, il s’associera, notamment, au Parti national slovaque (nationaliste de droite).

2013: le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo obtient 23% des voix et envoie 163 élus au Parlement italien.

Toutes ces forces politiques mettent en avant leurs «valeurs nationales» et leur opposition radicale à l’immigration, que celle-ci soit d’origine économique ou qu’il s’agisse de réfugiés politiques fuyant les guerres.

Lors de la crise migratoire en Europe, en 2015-2016, le groupe de Visegrád (Pologne, Hongrie, République tchèque et Slovaquie) fait savoir sa ferme opposition à l’accueil de migrants dans leurs pays, rejetant ainsi le système de répartition obligatoire des migrants adopté par les institutions européennes. En mars 2017, le groupe de Visegrád rejette à nouveau les quotas obligatoires de répartition de immigrés entre les pays de l’UE dénonçant «le chantage» et «le diktat» européens à leur égard concernant la politique migratoire commune.

Les Premiers ministres hongrois, polonais, slovaque et tchèque, lors du sommet de Visegrád à Prague en septembre 2015. © Czech Republic

Ajoutons enfin à ce contexte les évolutions inquiétantes de deux grands voisins européens, la Russie de Poutine et la Turquie d’Erdogan qui malmènent, chacun à leur manière, les notions d’état de droit, de séparation des pouvoirs et de libertés civiles et politiques, dans leur pays respectif.

Cette vague qui s’amplifiait fai(sai)t craindre l’arrivée au Parlement européen, en 2019, d’un groupe politique majoritaire d’orientation nationaliste et europhobe.

Un ressac pour renvoyer la vague au large?

Mais la vague semble enfin s’écraser sur l’obstacle de multiples résistances démocratiques.

Décembre 2016: l’écologiste Alexander Van der Bellen gagne la présidence de l’Autriche, face à un adversaire de l’extrême droite.

Janvier 2017: après une victoire électorale en novembre précédent, le président Trump installe le chaos «républicain» aux États-Unis, nourrissant de graves craintes sur de nombreuses questions nationales et internationales, mais simultanément l’organisation de formidables résistances face aux outrances du pouvoir.

Mars 2017: le PVV de Wilders qu’on annonçait comme premier parti aux législatives néerlandaises obtient 13,1% des voix seulement et ne peut donc, contrairement à ses espoirs, former une coalition de gouvernement; une nouvelle force sociale et écologiste, la «Gauche verte» investit la scène politique avec plus de 9% des voix et 14 élus.

Détournement du logo du Front National

Mai 2017: le parti AfD (extrême droite allemande) obtient 7,36% des voix en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, et les sondages qui lui annonçaient un score de 15% aux prochaines législatives, ne lui accordent désormais plus que 7% d’intentions de vote.

Mai-juin 2017: élections en France. Marine Le Pen perd la présidentielle, après un score exceptionnel au premier tour (21,3% = plus de 7 millions de voix); son parti n’obtient finalement que 8 élus à l’Assemblée nationale.

Juin 2017: après l’élection à la tête du parti nationaliste «Les Vrais Finlandais» d’un nouveau président très radical, le Premier ministre met fin à la participation gouvernementale de ce parti.

Précision utile, il s’agit d’une fausse affiche électorale.

Juin 2017: net recul du Mouvement 5 étoiles aux municipales italiennes. Le parti se fait éliminer de la gestion de toutes les grandes villes italiennes, après une gestion calamiteuse de Rome depuis juin 2016.

Juin 2017: aux élections générales britanniques, le parti UKIP est rayé de la carte après avoir contribué de manière significative au Brexit l’an dernier. La Première ministre Theresa May ne profite pas de cette élimination; elle perd sa majorité absolue la conduisant ainsi affaiblie aux négociations pour la sortie de l’Union européenne. C’est le parti travailliste de Jeremy Corbyn qui profite le plus de cette élection.

Bon augure?

Ces importants signes de ressac seront-ils confirmés, alors qu’il reste un peu plus d’un an et demi avant les prochaines élections au Parlement européen? On peut l’espérer, même si on ne peut encore le pronostiquer.

Au sein même des institutions européennes, des initiatives prennent forme qui semblent vouloir accompagner le ressac esquissé ci-dessus.

Ainsi, en avril dernier, la Commission européenne lance-t-elle à la Hongrie une procédure d’infraction sur la nouvelle loi relative aux universités étrangères visant spécialement l’Université d’Europe centrale, université créée en 1991 pour l’étude des mutations induites par l’effondrement du communisme et l’avènement du libéralisme.

Le 14 juin dernier, «La Commission a ouvert aujourd’hui des procédures d’infraction contre la République tchèque, la Hongrie et la Pologne pour non-respect des obligations qui leur incombent en vertu des décisions du Conseil de 2015 sur la relocalisation». (communiqué de presse de la Commission).

Ainsi commencent à être formulés des rappels à l’ordre à l’égard des «démocraties illibérales» [1] de l’est de l’Europe.

Mais la Commission réexamine aussi ses fondamentaux. Une économie sociale de marché [2], déjà inscrite dans les traités, semble en passe de réhabilitation, après son ensevelissement sous la concurrence libre et non faussée et le marché libre dérégulé. La Commission vient de publier une série de documents de réflexion et de débat destinés d’abord aux gouvernements, mais aussi aux organisations politiques et à la société civile pour que celles-ci s’en saisissent et formulent à leur tour leurs propres propositions.

Ce sont: le livre blanc sur l’avenir de l’Europe (1er mars 2017), suivi des documents de réflexion sur l’Europe sociale (26 avril), la mondialisation (10 mai), l’avenir de l’Union économique et monétaire (31 mai), la défense (7 juin).

On perçoit là une ouverture encore timide sur quelques efforts de relance économique keynésienne, une démarche vers la protection de l’économie européenne sans protectionnismes nationaux…

Nous resterons prudents, dans notre espoir que la «bête immonde» soit terrassée, en nous rappelant cependant cette observation de Stefan Zweig:
«Cela reste une loi immense de l’histoire qu’elle interdit précisément aux contemporains de discerner dès le début les grands mouvements qui déterminent leur époque». [3]


[1] En 1997, l’essayiste américain Fareed Zakarya pointait dans un article de la revue Foreign Affairs puis dans un livre, le phénomène de la montée de «l’illibéralisme», c’est-à-dire l’opposé du libéralisme politique; plus tout à fait la démocratie, pas encore la dictature… Il visait alors des régimes de plus en plus autoritaires malgré une façade démocratique faite d’élections gagnées d’avance, d’une presse de plus en plus muselée, d’une justice en coupe réglée.

[2] «L’Union établit un marché intérieur. Elle œuvre pour le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée et sur la stabilité des prix, une économie sociale de marché hautement compétitive, qui tend au plein emploi et au progrès social, et un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement. Elle promeut le progrès scientifique et technique.» (article 2§3 du Traité sur l’Union européenne).

[3] Stefan ZWEIG, Le monde d’hier – Souvenirs d’un Européen, Livre de poche, 1996; Folio, 2016 – original en langue allemande en 1941