Traité de libre-échange de l’UE? Pas sans l’aval des parlements nationaux!

Pour la Cour de justice de l’Union européenne, la Commission ne peut conclure un accord de libre-échange sans ratification par les parlements de chaque Etat membre. Suite à un différend dans le cadre d’un accord entre Singapour et l’UE, la Commission voulait de la clarté, elle l’a obtenue…

«L’accord de libre-échange avec Singapour ne peut pas, dans sa forme actuelle, être conclu par l’Union européenne seule.» C’est l’intitulé du communiqué de presse de la CJUE paru ce mardi 16 mai. Cet accord ne recelait pas en soi des enjeux considérables. A l’arrivée, il change la donne pour le présent et le futur des traités commerciaux que négocie l’Europe.

La décision rendue publique par la Cour signifie que ce type de traité est mixte et qu’en conséquence, la procédure de ratification passe aussi par chacun des parlements nationaux ou régionaux d’Europe (38 pour l’heure). A ce sujet, la Cour indique notamment que les tribunaux d’arbitrage inclus dans les accords de libre-échange relèvent d’une «compétence partagée entre l’Union et les Etats membres».

Avec l’ISDS et l’ICS, le ver est dans la pomme

A l’origine de cette affaire, il y a une différence d’appréciation entre le Conseil de l’UE et certains Etats membres d’une part et la Commission européenne d’autre part. Le 20 septembre 2013, les représentants de Singapour et de l’UE paraphent un texte, présenté comme l’un des premiers accords de libre-échange bilatéraux dits de «nouvelle génération» [1]. La Commission estime l’UE exclusivement compétente pour le conclure et l’appliquer, ce qui est contesté à l’époque. Soutenue par le Parlement européen — soulignons-le —, elle choisit alors de s’en remettre à l’avis de la CJUE.

Aujourd’hui, la Cour reconnaît dans le cas soumis que l’Union jouit d’une compétence exclusive dans une série de matières. Mais surtout elle conclut que l’Union n’est pas dotée d’une compétence exclusive pour deux volets. A savoir le domaine des investissements étrangers autres que directs (investissements «de portefeuille» opérés sans intention d’influer sur la gestion et le contrôle d’une entreprise) et le régime de règlement des différends entre investisseurs et États.

Ce dernier point est essentiel quand on sait les remous créés d’abord par l’ISDS puis par l’ICS, prévu dans le TTIP et le CETA mais aussi annoncé dans le JEFTA (UE-Japon) entre autres. On lit dans le communiqué «qu’un tel régime, qui soustrait des différends à la compétence juridictionnelle des États membres, ne saurait être instauré sans le consentement de ceux-ci». Voilà qui, a posteriori, valide le choix de faire du CETA un traité mixte, choix auquel la Commission avait cédé sous la pression de l’Allemagne et de la France [2]. Voilà qui, a fortiori, légitime aussi la contestation menée par la Wallonie en tant qu’entité fédérée.

Pour être complet sur ce régime de règlement des différends, il faut ajouter que le futur pourrait se profiler différemment. Dans les cartons se trouve le projet d’une Cour d’Investissement Multilatérale et celle-ci, si elle voit le jour, empêcherait les Etats membres d’intervenir sur ce chapitre. En attendant, Paul Magnette ne commet pas de faute (sauf de frappe) avec son affirmation du jour.

Il faut noter que la Cour n’a pas suivi toutes les conclusions de l’avocat général. Celui-ci considérait que le développement durable, certains services de transport et une partie des droits de propriété intellectuelle relevaient également des compétences partagées entre l’UE et les Etats membres. Cela n’a pas été retenu. Dommage vraiment.

Par ailleurs, une phrase est à souligner. Elle échappera peut-être à quelques-uns mais elle est lourde de conséquences. «L’accord envisagé vise à subordonner la libéralisation des échanges commerciaux entre l’Union et Singapour à la condition que les parties respectent leurs obligations internationales en matière de protection sociale des travailleurs et de protection de l’environnement». Ainsi une hiérarchie des normes est-elle formulée, en vertu de laquelle des mesures de protection des travailleurs et de l’environnement sont prioritaires sur le commerce. Tout acte estimé contraire à cette logique pourrait de ce fait être porté devant la Cour.

La Commission toujours plus contrariée

Pour la suite des négociations commerciales, les choses s’annoncent donc plus compliquées pour la Commission. On y a toujours vu le commerce international comme un pré carré intouchable et l’on espérait que la CJUE valide cette vision. C’est raté, pour un moment. La stratégie commerciale va devoir évoluer dans un sens ou l’autre. Pour l’heure, toutes les parties vont se pencher attentivement sur le texte de cet Avis 2/15.

Dans l’immédiat, on entend d’ici revenir des plaintes de responsables européens sur la lenteur handicapante du processus de ratification. A titre d’exemple, l’accord de l’UE avec la Corée du Sud est entré en vigueur de manière provisoire le 1er juillet 2011 pour devenir définitif… le 13 décembre 2015, soit quatre ans et demi pour être ratifié par l’ensemble des parlements d’Europe.

Après la décision de ce même tribunal, la semaine dernière, selon lequel la Commission n’avait pas à rejeter l’initiative citoyenne européenne (ICE) lancée par la plateforme Stop TTIP, c’est un deuxième revers pour une Commission qui se voudrait omnipotente. Et un joli gain en matière de choix démocratique et de transparence des décisions. Ne soyons cependant pas naïf, des parades sont possibles.

Une dernière précision s’impose. La Cour rappelle que son avis ne porte pas sur la compatibilité du traité avec le droit européen. Dans le cadre de l’accord intrabelge sur le CETA, c’est à ce sujet — sur le point spécifique de la compatibilité des clauses d’arbitrage avec les traités européens — que la Wallonie a obtenu que la Belgique demande l’avis de la CJUE. Souvenons-nous que le gouvernement fédéral, Charles Michel en tête, a prétendu fin 2016 qu’il fallait attendre le verdict dans le cas UE-Singapour avant d’agir. C’est chose faite. Si rien ne presse puisque l’avis de la CJUE ne saurait être rendu avant l’application provisoire du CETA, il n’y a aucune raison d’attendre la semaine des quatre jeudis pour saisir cette juridiction [3].

Communiqué de presse de la CJUE
Texte intégral de l’avis de la CJUE


[1] Ce type d’accord de commerce contient, outre les dispositions traditionnelles relatives à la réduction des droits de douane et des obstacles non tarifaires dans le domaine des échanges de marchandises et de services, des dispositions dans diverses matières liées au commerce, telles que la protection de la propriété intellectuelle, les investissements, les marchés publics, la concurrence et le développement durable.
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[2] Margaritis Schinas, porte-parole en chef de la Commission, semble avoir oublié certaines déclarations tenues au sein de son institution. A son poste, c’est fâcheux. Il n’a pas craint d’affirmer aujourd’hui que s’agissant du CETA, Jean-Claude Juncker avait anticipé la décision de la CJUE. Pour rappel, le service juridique de la Commission avait estimé en son temps que l’accord avec le Canada n’était pas un traité mixte. Quant à Cecilia Malmström, à l’annonce officielle de la chose en conférence de presse le 5 juillet 2016, elle avait exprimé que la Commission regrettait ce choix imposé par le Conseil de l’UE. Elle avait précisé que ce choix était dicté par des motifs politiques et non juridiques.

[3] Le gouvernement wallon a remis sa contribution à la saisine au ministère des Affaires étrangères ce 12 mai. Le 16 mai, le porte-parole du même ministère a assuré que la Belgique saisira la CJUE «avant l’été».