Travailler moins pour exister mieux!

Claire Jongmans et Michel Giacomelli aiment la vie et les autres. Alors ils partagent autant que possible leur temps et leurs talents à la fois pour l’amitié, la convivialité et l’artisanat.
Petite conversation à propos de la réduction du temps de travail qu’ils ont choisie au temps de leur vie professionnelle.

Comment l’idée de réduire votre temps de travail vous est-elle venue?

Michel: J’étais employé à temps plein dans un syndicat. J’aimais ce que je faisais et j’envisageais même des promotions dans l’entreprise. Et puis, j’ai rencontré Claire, — devenue ma compagne —, qui a été ma lanceuse d’alerte privée! Elle m’a ouvert à l’envie de faire autre chose dans ma vie que travailler professionnellement. Et j’ai décidé de tenter l’expérience du boulot à mi-temps. Mais mon employeur a refusé ma demande car j’étais responsable d’un bureau de chômage et un mi-temps se concevait mal pour lui. J’ai donc démissionné de ma fonction avec bien sûr diminution de salaire. Mais j’y gagnais largement en qualité de vie et je gardais un travail d’accueil que j’aimais: recevoir les chômeurs, constituer leurs dossiers, assurer les paiements et recevoir les réclamations. Pour 33 ans d’occupation, j’ai exercé 18 ans à temps plein, de 1975 à 1993. Et ensuite 15 ans à mi-temps jusqu’en 2008 quand j’ai été prépensionné à l’âge de 58 ans.

Et vous, Claire? Inspiratrice de la décision de Michel, avez-vous suivi la même voie?

Claire: J’avais déjà réduit mon temps de travail quand j’ai rencontré Michel et j’ai même battu son record! J’ai travaillé 11 ans seulement à temps plein pour 32 ans de carrière effective. J’ai été six ans assistante en droit à l’Université de Liège, avec une interruption ou l’autre pour reprendre parallèlement et terminer des études d’assistante sociale. Ensuite, je suis devenue enseignante dans le supérieur de type court, d’abord à 4/5, puis à 2/3 et enfin à mi-temps. Un vrai bonheur!

Vous aviez un objectif particulier?

Claire: Dès le départ, je voulais garder des ouvertures extra-professionnelles, ne pas me sentir engluée dans un boulot. Pour moi, la vie active ne se réduit pas à un travail professionnel, même très intéressant. Quand l’opportunité de faire une thèse s’est présentée, j’ai instinctivement décliné l’offre car je pressentais que j’allais devoir y consacrer plus qu’un temps plein! Or j’étais très investie à l’époque dans des mouvements de défense des droits humains, Amnesty international notamment. Et je ne voulais à aucun prix les abandonner.

Vous n’aviez alors pas particulièrement le souci de partage de travail?

Claire: J’avoue que cette idée était secondaire par rapport à mon envie de garder du temps libre et de respirer en dehors d’un vase-clos professionnel. Mais j’étais heureuse que ma démarche procure du travail à d’autres. C’était malheureusement sans compter sur un certain cumul possible dans l’enseignement et à ma grande surprise, un collègue âgé a repris une partie de mes heures pour cumuler dans une autre institution. La loi n’obligeait pas mon employeur à engager un jeune demandeur d’emploi… et j’en ai été très déçue. Au point de poser ouvertement la question du cumul à un collègue mais qui l’a très mal reçue et elle a fait le tour de l’école… Oser aborder le problème du cumul… et du travail en noir restent encore tabous aujourd’hui dans beaucoup de sphères…

Michel: Au syndicat, c’était très différent. Grâce à mon temps partiel, des jeunes ont eu du boulot. Car je recevais une allocation de l’ONEM à condition que l’employeur engage un jeune demandeur d’emploi. Chaque année, je devais renouveler ma demande et je pouvais alors lire le nom de la personne engagée sur le document de l’ONEM.

Giacomelli 2Le temps partiel n’affecte-t-il pas la qualité du travail?

Michel: Pendant mes quinze années de mi-temps, je n’ai jamais pris un seul jour de congé de maladie. Mon travail était pourtant stressant puisque je recevais des chômeurs parfois en grand désarroi ou même agressifs mais je savais prendre distance et rester “zen”, sans me sentir personnellement attaqué. Sans doute parce que mon mi-temps libre me permettait d’évacuer les tensions professionnelles, à travers divers engagements sociaux, de la lecture, du travail manuel… Finalement, même l’employeur peut être gagnant dans l’aventure du travail partagé.

Certains enviaient-ils votre choix de vous donner du temps libre?

Claire: Je me souviens d’une réflexion qui revenait souvent: “tu as bien de la chance de pouvoir te le permettre!». C’est vrai qu’alors, j’étais célibataire mais d’autres collègues l’étaient tout autant et ne songeaient parfois qu’à donner le maximum de cours particuliers! Je n’ai jamais compris en quoi je pouvais me permettre, plus que d’autres dans une situation comparable, de renoncer à une partie de mon salaire et sans complément de l’ONEM.

Michel: La question de l’argent est essentielle. A mon avis, parler de réduction du temps de travail est stérile si on n’aborde pas en même temps son modèle de consommation et la structure de ses dépenses. Claire et moi n’avons jamais été de super consommateurs ni intéressés à accumuler de l’argent.

Claire: Pour moi, la réduction du temps de travail telle que je l’ai choisie il y a 30 ans signifiait automatiquement une réduction salariale que je trouvais parfaitement justifiée. La revendication contraire est aujourd’hui brûlante d’actualité et largement débattue. Tout comme celle de l’allocation universelle, qui semble mûrir petit à petit.

Michel: Les grands slogans syndicaux réclament en effet le maintien du salaire. On comprend que, dans une certaine lecture, il faut récupérer de l’argent du côté des gros actionnaires. Mais il faut aller au-delà et ne pas rester dans une perspective purement productiviste. J’ai une vieille image en mémoire, celle du type de voitures utilisées par les permanents syndicaux et qui en dit long symboliquement sur leurs aspirations.
Selon moi, il faut oser concevoir un autre modèle économique. Ainsi les concepts de simplicité volontaire, de sobriété heureuse qui émergent heureusement aujourd’hui refusent d’associer le bonheur à l’hyper-consommation.

Claire: Je me demande d’ailleurs souvent ce que certaines personnes font de tant d’argent gagné par tous les moyens. Accumuler mais pour en faire quoi? On reste encore dans la spirale infernale du «toujours plus». Le capitalisme sauvage a bien imprégné les esprits et même des personnes qui ont la chance d’avoir un travail bien rémunéré n’hésitent parfois pas à prendre un emploi complémentaire, à travers un registre de commerce par exemple. Quand elles ne travaillent pas tout simplement en noir! Dans notre entourage de personnes engagées socialement, on compte sur les doigts d’une demi-main ceux qui ont volontairement réduit leur temps de travail, rien que pour le plaisir d’exister mieux, de ne plus vivre dans l’urgence et le stress, de prendre enfin du temps. La notion de temps est vraiment centrale pour moi. Elle permet justement de réfléchir au sens et à la place du travail dans sa vie, dans quoi j’investis mon temps… et mon argent! Tout se tient!

Sobriété est synonyme de bonheur pour vous?

Michel: Tout à fait. Mais il faut d’abord préciser que sobriété ne veut pas dire privation pénible ni même austérité. On ne s’est jamais privé de “l’essentiel”, on vit très confortablement et on a même acheté une maison. Simplement, on a évidemment gagné beaucoup moins que nos collègues à temps plein et notre mode de vie a été revu en conséquence mais vraiment sans douleur. On possède une seule voiture bas de gamme, on prend des vacances courtes dans le temps et dans l’espace, on ne saute pas sur la modernité technique en achetant le dernier modèle qui sort. Pas de tablette, de smartphone, de lave-vaisselle, de séchoir, de…. On essaie de ne rien gaspiller et on le vit très sereinement. On se demande d’ailleurs si la surconsommation actuelle ne provient pas surtout d’un vide intérieur à combler à tout prix? Que la publicité renforce évidemment…

Vous avez néanmoins une activité qui a, en elle-même, toute une histoire.

Claire: Depuis longtemps, le travail manuel nous équilibre tous les deux. En rentrant du boulot, je déstressais facilement en me mettant à la scie à chantourner. Nous avons développé, ensemble, une vraie passion pour l’artisanat du bois. Après avoir inondé de cadeaux boisicoles la famille et les amis, nous avons dû imaginer un autre écoulement de nos réalisations. Il n’était pas question pour nous d’en retirer un complément de salaire et nous avons choisi de parrainer dans le monde des enfants qui n’ont pas la chance d’avoir accès à l’éducation.

En retour nous en retirons une belle valorisation. Nous vendons à domicile et sur des marchés artisanaux et c’est souvent l’occasion de très belles rencontres et parfois de solides amitiés. Exister socialement est important pour nous comme pour chacun(e). Nous constatons et regrettons que pour certains, le travail professionnel soit la seule source de valorisation sociale car la pension provoque alors une crise existentielle qui peut aller jusqu’à la dépression.

Retraités depuis quelques années, vous êtes aussi très investis dans l’écologie?

Claire: Avoir du temps, j’y reviens, permet de s’informer, de réfléchir notamment à ses choix financiers. Laisser son épargne dans de grosses banques en ignorant ce qu’elles en font réellement? Nous préférons l’utiliser à soutenir des initiatives citoyennes et locales, durables, comme les Compagnons de la terre, la Coopérative ardente, Terre en vue, Hesbénergie, (électricité éolienne), les Grignoux et d’autres encore. La formule des petites coopératives participatives nous séduit assez fort. Celle du financement participatif (crowdfunding) aussi, pour des causes qui nous tiennent à coeur, comme le soutien de lanceurs d’alerte si malmenés actuellement et pourtant si essentiels.
Nous investissons donc de l’argent mais aussi du temps dans des initiatives locales qui ont du sens pour nous. Depuis trois ans, nous sommes ainsi un point relais pour des paniers bios. Nous accueillons un mercredi sur deux les personnes qui veulent consommer autrement. Et comme la convivialité est pour nous essentielle, nous prenons le temps d’accueillir et dressons une grande table dans notre atelier-bois. C’est l’occasion pour ceux qui le veulent de grignoter un petit en-cas et surtout d’échanger les p’tites ou grandes nouvelles. Cette formule crée du lien et va bien au-delà d’une simple livraison de produits locaux. Au point que certains viennent même s’ils n’ont commandé aucun produit, seulement pour la papote conviviale! Et notre plus grand bonheur est d’apprendre incidemment qu’au-delà des rencontres du mercredi, des gens qui ne se connaissaient pas du tout au départ se fréquentent et s’entraident.

Vous faites partie des retraités heureux!

Claire: Oui, et c’est génial de pouvoir organiser son temps encore plus librement qu’avant. Nous n’avons jamais eu peur de ne plus être structurés par le travail professionnel. La pension, c’est la disponibilité pour tout ce qui nous tient à cœur: “artisaner” bien sûr mais aussi répondre à des sollicitations locales multiples, d’une maman débordée, d’un voisin en panne d’outillage, d’un ami qui a deux mains gauches, d’une voisine pour un dépannage informatique, etc. Et de nouveau, cela crée évidemment du lien et de la convivialité.

Une conclusion personnelle?

Michel: J’ajouterai encore que “travailler moins pour travailler tous” permettrait peut-être de sortir sans violence du contexte d’économie saturée que nous connaissons. J’ai la conviction intime que l’avenir est là: réduire le temps de travail et le partager, en se recentrant sur l’humain. Sinon, le fossé va continuer à se creuser et des réactions violentes risquent de se multiplier. Cette perspective ne m’empêche pas de vivre mais elle me préoccupe…
A gauche il y a une refondation à opérer, économique mais aussi culturelle. Il faut imaginer un nouveau paradigme, comme le préconise Edgar Morin. Si l’ambition de chacun est de prendre la place des privilégiés pour vivre dans la même logique de surconsommation et d’accumulation, rien ne changera.

Claire: Nous nous inspirons beaucoup de la formule-choc d’Emeline de Bouver  (dans son étude publiée en 2008): «moins de biens, plus de liens»! Mais bien sûr très imparfaitement et avec bien des incohérences. Nous sommes seulement de petits colibris en apprentissage de vol alternatif…