Fora Temer: vraiment?

Brésil et Belgique ont en commun de partager la même lettre initiale. La comparaison entre deux contrées si différentes s’arrête-t-elle là? En tout cas, la situation de corruption généralisée que vit le pays du futbol nous offre de sérieuses pistes de réflexion. Sur fond d’homme fort providentiel, d’argent-roi, de pouvoir de la presse et de sa responsabilité.

Nous vous parlions il y a quelques jours sur ce site du formidable scandale de corruption qui frappe le Brésil. Ce scandale a connu son paroxysme le 17 mai lorsqu’un grand journal brésilien a produit une cassette dans laquelle on entend le président du Brésil, Michel Temer, dire à un richissime industriel qu’il faut bien entendu continuer à acheter le silence de l’ancien président de la chambre, emprisonné pour corruption. Les citoyens brésiliens, qui réclamaient la démission de Temer depuis un an, sont sortis massivement dans la rue pour lui dire avec une force renouvelée «Fora Temer» (Dégage, Temer). Depuis lors, les manifestations réclamant son départ sont quotidiennes, mais Michel Temer s’accroche à son poste pour profiter de son immunité de président qui le protège de la prison.

Et voilà que dans ce contexte de corruption généralisée qui règne au Brésil, où un tiers des députés est sous le coup d’une instruction judiciaire pour corruption, le New York Times publie un article étonnant qui s’interroge sur les dangers que peut représenter une chasse inconditionnelle à la corruption.

Le pacte des corrupteurs

L’auteur commence par rappeler que, si la présidente Dilma Rousseff a été destituée par un vote du parlement en août 2016, c’est parce qu’elle refusait de mettre fin aux multiples enquêtes de corruption qui visaient de très nombreux parlementaires et de hauts responsables de sociétés privées, dont l’entreprise pétrolière Petrobras. Des parlementaires de l’opposition se sont alors coalisés avec des membres de ce que la presse appelle curieusement «l’élite»* pour conclure un pacte visant à la destitution de la présidente. Le calcul des comploteurs était double: en destituant Dilma Rousseff, on installerait un nouveau gouvernement qui mettrait fin aux enquêtes, mais aussi à une politique jugée trop à gauche. Mais c’était sans compter sur l’indépendance de quelques juges qui ont poursuivi leurs enquêtes, et notamment celles relatives à Michel Temer.

«Je sais traiter avec les bandits». Michel Temer et quelques membres de son gouvernement, accusés à des titres divers dont des faits de corruption.

La corruption dépend d’un «équilibre», écrit le New York Times, citant des économistes américains. Les gens paient et acceptent des pots de vin parce qu’ils pensent que tout le monde le fait, et du coup cette corruption se répand comme les métastases d’un cancer à travers tout le système politique. Et si des procureurs ou des juges suffisamment indépendants décident de s’y attaquer, alors les politiciens adoptent des mesures drastiques pour se protéger.

Ceux qui ont destitué Dilma Rousseff en pensant que leur pacte amènerait à une transition paisible ont fait deux erreurs: la première est que certains juges n’ont pas abdiqué leurs pouvoirs d’enquête; mais la deuxième est que le peuple brésilien, qui avait élu un gouvernement de centre gauche, s’est senti spolié. Il s’est senti d’autant plus spolié qu’on a monté de toutes pièces des accusations de corruption contre Rousseff qui se sont avérées fausses, et qu’on l’a remplacée par un Michel Temer dont tout le monde savait qu’il avait touché d’énormes pots de vin de la part de dirigeants de Petrobras.

Dès les premiers jours de sa prise de pouvoir en août 2016, le nouveau gouvernement Temer s’est donc retrouvé face à une opposition farouche, exigeant sa démission. L’opinion publique le perçoit comme un usurpateur.

Les risques d’un pouvoir fort

Cette opposition de plus en plus forte à Temer suggère que le peuple brésilien ne tolère pas la corruption, et que le système judiciaire est solide. Mais le danger est réel, estime le New York Times, que chaque nouvelle démonstration de la corruption généralisée du monde politique entraine une méfiance grandissante de la population vis-à-vis des institutions et de la démocratie, et encourage un recours à un homme fort providentiel.

Les exemples abondent où une campagne de dénonciation de la corruption a finalement mis au pouvoir des hommes forts. C’est l’opération «mains propres» en Italie, par exemple, qui a amené au pouvoir Silvio Berlusconi. Vu le passé de dictature militaire que le Brésil a connu, beaucoup se demandent avec inquiétude à quoi pourrait ressembler un Berlusconi brésilien, et en viennent à se poser la question de savoir si le risque d’une lutte sans merci contre la corruption en vaut bien la chandelle.

Appel à la grève générale par le PSTU (Parti Socialiste des Travailleurs Unifié, tendance trotskiste) sur le mode «Tous dehors!» où Michel Temer, Dilma Roussef et d’autres responsables politiques sont mis dans le même sac.

Si ce type de question est posée, c’est parce que la presse saute à pieds joints sur chaque nouvelle révélation pour dénoncer le pourrissement du monde politique et saper un peu plus la confiance de la population dans la démocratie. Elle se garde bien d’expliquer que derrière chaque responsable politique qui se fait acheter, il y a un corrupteur qui utilise le formidable pouvoir de l’argent dont il dispose pour s’attaquer au maillon faible qui lui permettra d’atteindre ses buts. Elle oublie aussi de dire que la corruption ne fait scandale que quand elle vise des fonctionnaires publics, alors que dans les affaires privées elle fait quasiment partie des lois du commerce et reste totalement sous silence.

Alors oui, il faut dénoncer la corruption sans relâche, mais il faut en même temps se battre pour une presse libre et indépendante qui doit permettre aux citoyens de comprendre que la corruption est la conséquence inéluctable d’une société construite sur le principe que l’argent peut tout acheter.

Quelles leçons pour la Belgique?

En Belgique, la corruption est certainement loin d’atteindre le niveau qu’elle atteint au Brésil. Mais les événements récents (LuxLeaks, SwissLeaks, Kazakhgate, Diamantgate, Publifin etc.) nous montrent qu’il faut parfois des années avant que des faits de corruption ne fassent surface, puisque la stratégie de leurs acteurs est de les enfouir le plus profondément possible. Qui aurait pu penser que la loi sur les transactions pénales n’a pu être adoptée que parce que le puissant lobby des diamantaires anversois et un trio de milliardaires kazakhs ont littéralement «acheté» le soutien de quelques hommes politiques de premier plan en Belgique?

Il y a des décisions politiques qui sont tellement contraires à l’intérêt du pays et de l’ensemble de ses citoyens que l’on ne peut que soupçonner qu’elles ont été «achetées». C’est ainsi qu’il faudra peut-être des années d’enquêtes judiciaires, ou une heureuse fuite, avant qu’on ne comprenne pourquoi le gouvernement a refusé de percevoir les 750 millions d’euros d’amendes que 35 multinationales nous doivent, suite à des rulings jugés illégaux par la Commission européenne. Ce type de décision, qui a pour effet de prendre 70€ à chaque citoyen belge, alors que l’on demande à ces mêmes citoyens de se serrer la ceinture pour réduire la dette publique, est à ce point aberrante qu’elle ne peut évidemment qu’alimenter la suspicion quant à l’intégrité des décideurs politiques. Combien d’années, et de Leaks, faudra-t-il pour qu’on apprenne quels ont été les dessous de cette décision? La presse jouera-t-elle son rôle de quatrième pouvoir?


* Il faudra un jour s’interroger sur l’utilisation par la grande presse du mot «élite», même dans le cas où l’on se réfère à de grands criminels.